LNDP_COUV-1024x463 LA LUNE DE PAYNE DE LJUBISA DANILOVIC ED.LAMAINDONNE ART

La lune de Payne, ©Ljubisa Danilovic, ed Lamaindonne

LA LUNE DE PAYNE DE LJUBISA DANILOVIC ED.LAMAINDONNE.

« Dans ce refuge où tout sentait la vie sauvage, j’oubliais dès le lendemain le choléra et l’ail qu’il fallait manger, et le camphre que l’on portait au cou, et le vinaigre pour se frotter le corps. Le bois de saules et son petit monde d’oiseaux me semblaient un coin de paradis ; la vue de mon cher Danube, par nos nuits tièdes et étoilées, nos clairs de lune, répondaient à mon plus grand rêve d’enfance : une vie sous un ciel clément, avec une hutte, une couverture et une marmite sur le feu… tout ce que j’avais lu dans les histoires de brigands… »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi,« Codine »

« Géographiquement, le delta du Danube est situé aux confins de l’Europe ; c’est là qu’elle finit. Sulina, qui donne sur la mer Noire, est une ville qui fut un grand port marchand, avant d’être abandonné au xixe siècle, au profit de Constantinople. Un lieu qui fut mais qui n’est plus ; le bord, la fin, la frontière, tout cela résonne en moi. Sur le bateau qui m’emmène de Tulcea à Sulina, je sens les battements de mon coeur ralentir, mon estomac se dénouer. Au milieu de cet endroit sauvage, le monde semble se résumer à ce que je vois, rien de plus. C’est ce lieu que j’ai choisi pour en faire le décor de mon livre. » LJUBISA DANILOVIC

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La lune de Payne, ©Ljubisa Danilovic, ed Lamaindonne

Lune de Payne a déjà la sensualité d’un livre à caresser, du doigt et de l’oeil dans une intimité rêvée, d’autant que cette continuité induit ce rapport tactile et sensible à ce que la main voit du coeur quand s’ouvrent les pages, une fuite du temps qui se désagrège et qui revient au pli mélancolique de cette photographie si doucement heureuse en elle même, qu’elle évoque cette communion entre un paysage, un pays, et cette âme qui s’éprend. Tout un dialogue semble avoir nourri ce beau regard aux pas déliés, marcheurs qui inversent la courbe du temps, silence à la beauté radiale, essence même de la présence de l’homme dans cette vie  et retours mélancoliques de cette poésie où tout peut se dire de l’élégante beauté de l’inscription à sa morsure secrète et lunaire…d’où, à citer Arthur Rimbaud, les Corbeaux ces vers étranges et contigus à la puissance d’évocation de l’intimité du photographe:  » Mais, saints du ciel, en haut du chêne, Mât perdu dans le soir charmé, Laissez les fauvettes de mai, Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne, dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir, la défaite sans avenir. » Poésies. Arthur Rimbaud.

 

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La lune de Payne, ©Ljubisa Danilovic, ed Lamaindonn

 

Une autre voix s’élève par la littérature, de cette continuité dialoguée entre le réel et la morsure de ce qui fut, du drame sous entendu et perçu par l’image dans un va et vient constant entre l’amertume et la mélancolie. On la trouve dans le Journal de Kafka… »démon, délivre-moi de cette masse de ténèbres!” S’écriait un vieux commerçant qui, pris de fatigue, s’était allongé le soir sur un canapé et qui maintenant, au milieu de la nuit, ne pouvait se lever qu’avec peine, en réunissant toutes ses forces. “ Entrez, entrez, vous tous, toutes les choses qui êtes dehors!” S’écria-t-il.   Journal de Kafka 14 Octobre 1913, ed Grasset.

Et c’est de cela dont il est question, le livre engouffre toute la sensibilité de la vie du photographe. Celle ci fait image, fait photographie, se donne sans fausse pudeur, comme une lettre  qui invente son chemin, cherche sa résolution, déploie son champ, vole à son orbe, comme si Ljubisa s’étonnait d’un retour de ces paysages, portraits inclus, en soi, par leurs tendresses profondes ….et l’écho enchanté mélancoliquement revient malgré lui, dans cette part d’humanité où une âme s’étonne de la vibration du chant du monde, au moment de sa fuite, dans le sillage de ceux qui s’étreignent, du dernier baiser sur le quai improbable d’une gare. A ce point de la disparition l’esprit tout entier ouvre sa sensibilité et retient tout, de la proximité du monde, du geste maladroit, de l’émotion, d’un chien qui aboie, tout ce qui fera la chair du souvenir. Tout ceci est une « matière » dont le photographe ne peut se défaire sans détour, une esthétique en nait ainsi qu’un « faire », il choisit à la fois de raconter, d’évoquer, de traiter sa matière et de la plonger organiquement dans cette lumière gris-bleu, de la lisser comme une surface sensible, de la couler dans ce gris de payne.

Il écrit sur cette Lune de Payne : » Alors, la lune de Payne… Qu’est-ce donc ; un astre éteint, une destination, la couleur d’un sentiment, ou bien encore une intuition ? Je laisse à chacun la liberté de la définir. Même s’il lui est arrivé de croquer la lune, William Payne ne passera pas à la postérité grâce à elle. L’histoire semble avoir quelque peu oublié les aquarelles de ce peintre anglais, mais les artistes et graveurs contemporains le connaissent de nom, car le gris qu’il a inventé lui a survécu mieux que son oeuvre. Le gris de Payne – que je me plais à prononcer “peine” – est celui dont je me sers pour encrer mes matrices d’héliogravure. C’est un gris froid, teinté de bleu, qui se décline dans plusieurs nuances dont la perception varie en fonction de la luminosité. Sur les matrices de cuivre, que je fais aciérer par électrolyse, le gris de Payne renvoie également la lumière en fonction de l’éclairage ambiant et de la position de l’observateur. Cela rend l’image changeante tout en restant le procédé le plus stable jamais inventé (l’image est gravée dans le métal). Il ne faut pas aller chercher bien loin ma fascination pour la pérennité du procédé photographique dont je me sers essentiellement pour évoquer la perte et le deuil. Chacun ses chimères. »

Une magie habille ce noir et blanc délicat de sa lumière égale, également étale, grisée, sans ombre, presque vernaculaire comme une aube d’enfance, quand les petits pieds battent une mesure oubliée et qu’un chant imperceptible se pare de silence. L’église et sa messe sont à la porte d’entrée de cette ombre mémorielle, les portraits qui habitent le livre, sont autant d’amis croisés aux plis du désert lui même vidé de ses sables, arrêté à ce minuit de la montre, dont, pourtant le vivant s’éprend. Un blues s’inscrit au Nord de l’Europe, à son terminus. Les décors froids livrés à eux mêmes se délitent, se décomposent sous l’action continue d’un flux égal et temporel, tandis que l’âge vient à fleurir comme une fleur vénéneuse et oswaldienne. Est-il possible de revenir en arrière, un deuil se compose au sein des terres encore immergées, dans une déshérence qui bat comme un coeur fermé. Regrets… mais pas pour autant régression. L’homme sourit.

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La lune de Payne, ©Ljubisa Danilovic, ed Lamaindonne

Le livre compte 48 photographies, ne comporte aucune numérotation, aucun sous titre, c’est un flux lancinant qui bat sa propre mesure comme le rythme des clapotis de l’eau, le battement du ciel dans ses oiseaux, un pas qui fait crisser la neige, une main calleuse pourtant douce cueillant des roseaux comme s’il s’agissait de Roses; une cigarette est allumée sous le vent. C’est un livre de présences, de clartés sombres et apaisées, de roses tendres et aimées, de voix éteintes et sonores, de conversations animées où crépite un feu, se noue une histoire, se content les souvenirs. Ce livre est un film d’auteur libre de sa forme, enchanteur, ouvert sur le coeur simple donnant aux yeux cette vérité immédiate qui ne peut mentir et dont les brumes colorent un tempo hypnotique. Non sans se souvenir de ce qui se joue quand une fenêtre s’ouvre sur la nuit…acte symbolique, comme si, en même temps s’ouvrait tout le flot de cette poésie passée par la porte, ré-activant la pénétration de l’air froid du dehors; quand Ljubisa Danilovic ouvre une fenêtre, il ouvre en même temps toute la fiction issue de l’activité mémorielle, pour verser par son récit une part d’immémorial, sa mémoire glisse à travers le temps et s’établit par cette photographie gris-bleu, comme un morceau de Blues, de Jazz, d’Evans à Shepp, de Miles à John Lee.

 “La maison était déjà fermée. Il y avait deux fenêtres éclairées au deuxième étage, et une autre au quatrième. Une voiture s’arrêta devant la maison. Un jeune homme s’approcha de la fenêtre du quatrième où il y avait de la lumière, l’ouvrit et regarda dans la rue. Au clair de lune.”  Journal de Kafka, 15 Octobre 1913

Une forme d’errance et de fuite du temps est enregistrée par l’âme de Ljubisa, puis couchée dans l’intégralité de sa blessure aimée, recouverte de nacre et de simplicités; ici le coeur est une main qui se donne sans revers, sans pudeur, directement, une main cueillant la présence des amis, qu’ils soient homme, femme et enfant, tous se lient d’amitiés et d’amour, faisant fuir le regard vers l’ailleurs, dans la profondeur de la nuit, s’accrochant aux vols des oiseaux encore libres, tout juste et pour combien de temps?… Une brume recouvre comme un linceul ce qui est et déjà n’est plus, la lente désagrégation, la mort lente envahit jusqu’à l’essence de ces terres et lagunes, où tout semble s’enfuir. Les lieux sont en partie détruits, cabanes, arrière-cour, coin de rue aride et pauvre, béton troué… Seul, subsiste l’acte poétique de la photographie comme force intérieure et don, face à l’écoulement du temps, à la disparition des choses et du monde. il faut regarder le ciel, s’en remettre à l’air, léger, aux nuages, aux oiseaux qui passent en piaillant, à cette fréquence, ce chant, presque une substance où se résout la perte, substance sensible et couleur sonore, de quoi habiller le pauvre roi qui fut, tout en déréliction, tout en jambes, celles la même qui poétisent le jour, l’espoir fait l’homme. La vie continue, le couteau est dans l’eau.

 

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La lune de Payne, ©Ljubisa Danilovic, ed Lamaindonne

« J’ai lu, dans un livre d’astrophysique qui est devenu ma bible, que le mouvement le plus naturel dans l’univers était la chute, imperceptible et inexorable. Tout chute vers l’extinction. Je pense que l’intuition de cette lente glissade sur les courbes de l’espace-temps est profondément inscrite en nous. Je crois même qu’elle est l’origine de la tristesse secrète cachée en toute chose. C’est cette intuition que j’ambitionne de transcrire dans mon livre, comme l’acceptation de notre finitude et une certaine sérénité face à elle. » écrit le photographe

C’est un beau livre au bleu profond et doux dans sa toile douce de tissu bleu comme la nuit profonde éclairée de ses lumières, étoiles passantes et lointaines, sources mystérieuses, apaisantes sur l’infini du don, petits baisers circadiens aux joues de roses, vaste Danude qui est à la fois frontière et seuil, sommeil des présences à la Lune où un coeur froissé sourit. La lune de Payne se lève sur Ljubisa Danilovic dans une adresse singulière, voyage immobile;  eau de vie, douceur des yeux, aube diaphane, persistances, tout est fuite, fugue, balancement,  ode crépusculaire délimitant le temps, teinte, centre de la nuit, comme un battement de cils…

Un papillon sur les lèvres du temps…

« Au débarcadères des pêcheries, tout était préparé pour une ballade joyeuse dans les saules du Danube. Une lotka [bateau traditionnel du Danube] fluette, appartenant à l’ami de Catherine, regorgeait de friandises, de vins et d’eau-de-vie. Minnkou n’était pas encore là et de cette absence Minnka se fit du mauvais sang. Il vint cependant, peu après, tout ragaillardi. L’embarcation prit le large, décente. Les femmes s’étaient couchées l’une contre l’autre, couvertes d’un tapis rustique, cependant que les gamins s’amusaient avec l’eau.
Ce n’était pas la seule lotka en fête qui traversait le Danube. Une multitude d’autres barques sillonnaient la vaste étendue du fleuve, certaines emportant même des musiciens. La plupart semblaient voguer à la dérive, heureuses du soleil, de la bonne chaleur où elles s’attardaient comme si elles craignaient de s’engager dans un fourré engourdi par l’hiver.
On tournoyait sur place et on buvait au son des violons et des cymbales [Cymbalum]. Parfois, des chants mélodieux de femmes retentissaient, clairs, dans l’espace, pour de longs moments. On entendait des échanges de souhaits et des apostrophes plaisantes, des rires, des cris apeurés. Notre lotka les écouta, longtemps, silencieuse, puis elle mit le cap sur l’autre rive et disparut comme une anguille.
Avant que le défilé de Korotichka les eût englouties, les deux hommes levèrent la tête pour contempler les innombrables navires, leur forêt de mats et la vaste ceinture éblouissante du Danube. «
Panaït Istrati, Tsatsa-Minka, »Barbat à sa mesure »


Istrati étant solaire, heureux, sauvage, simple et direct, Lune de Payne est lunaire, bluesi, déceptif, rétrograde (sens de révolution) , sa photographie tient dans ce gris de Payne qui avale les contraste, les absorbe, les lisse, pour installer une eau légère et fluente, douce, anémiée, une substance qui coule sous la lune, grise et morose, où s’emprisonnent tous les rêves passés et déchus, une eau mémorielle, apparentée à la rêverie verlainienne.

LA lune s’y reflète, s’y réfléchit, elle tend à s’inscrire comme miroir à la transparence équivoque et troublante. C’est en ce point qu’elle musarde, qu’elle se fait muse, mélusine et qu’elle touche par sa sensibilité argentée la réception des photographies, où s’est installée une sorte de dépression et de disparition fantomatique du poète photographe.

Dans une ambivalence, actif, Ljubisa Danilovic saisi par l’ampleur créative, s’établit en tant que conteur, une voix singulière sur la lisière de l’aube défait la passivité réceptive de son trouble qu’il trans-mute en destin argenté, sans doute y aurait-il à écrire sur cette alchimie, ce mouvement, issu des matières lourdes, du plomb vers leur assomption en reflets argentés et mouvants…

En certains points ce travail est un hymne passé de l’autre côté du miroir qui anime cette souvenance où un monde disparait et se révèle, dans un double mouvement très touchant. Car, que faisons nous, nous mêmes de nos jours et de nos nuits, quand l’âge parait? Une identification, une fusion peut-être vient à prendre le pas sur l’esthétique des gris, où s’aperçoit ce monde , hypnotique, relevant d’Hypnos donc comme un anti-soleil, aux antipodes des vers de Panait-Istrati. Le mouvement de l’âme s’y inscrit, ce qui en fait un livre précieux comme une perle de nacre…

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