THE KINGDOM de Stéphane LAVOUÉ.
Construit selon un mode narratif qui joint portraits et paysages, Stéphane Lavoué met en scène cet univers bordeline dans un parti-pris fictionnel avéré, où l’étrange et l’angoisse, issus du contexte, des lieux déshérités, des paysages d’hiver, des routes pluvieuses et mornes à la tombée du jour, structurent les prises d’images. Il en résulte un temps et un espace à la mémoire humide et froide.
Il y a quelques années, Stéphane Lavoué a découert dans l’État du Vermont un territoire connu sous le nom de Northeast Kingdom dont les habitants sont en partie issus de l’ immigration interne des années 60, causée par les désertions face à la guerre du Vietnam. La proximité du Canada, le dépeuplement de l’état en faisant une terre d’accueil discrète. Ces territoires reculés ont suscité l’intérêt du photographe, désireux d’y rencontrer cette population quelques quarante ans après, l’ envers d’une Amérique triomphante. Cette petite région est caractérisée par la rudesse sauvage de son climat, de ses paysages, ainsi que par ses habitants, sur lesquels porte essentiellement la série, reprise et éditée aujourd’hui dans un « beau » livre intitulé the KINGDOM.
Le Comté D’Orléans, VERMONT.
Stephane Lavoué a parcouru ces territoires pendant toute une période. Le comté d’Orléans dans l’état du Vermont se laisse approcher par ses routes enneigées, ses maisons en bois, ses personnages énigmatiques, inquiétants, sans sourire. Il n’est pas question ici de reportage, de documentaire, mais d’une photographie couleur mise en scène sobrement afin d’évoquer secrètement l’inquiétante étrangeté de la réalité américaine prise dans la force de sa puissance évocatrice, rapports aux histoires, qui ne cessent de graviter tout autour comme de petites fictions autonomes, venues se singulariser au chevet de l’humeur narrative du photographe et de l’étrange atmosphère qui plane sur le livre. Ainsi Stéphane Lavoué énonce t-il plus qu’il ne montre l’ aura de ces paysages qui portent en creux une histoire récente et ancienne à la fois et en tire la possibilité d’une série clair-obscure . Ses routes, maisons, bords de route, tracent des perpectives ouvertes, c’est bien le long ruban d’asphalte qui déploie le paysage et distribue les rôles. Stéphane Lavoué amorce une fantastique et s’empare de l’étrangeté américaine, à partir d’une vision qui s’échappe des lieux où il pose sa caméra…. (comme le fit si bien Kubrick dans the Shining à partir d’une route de montagne, en d’autres temps.)
Judith Perrignon
Le texte qui l’accompagne, signé Judith Perrignon, collaboratrice du journal Libération, ne sur-ligne en rien ni n’analyse la proposition de l’étrange au creux de la photographie de Stéphane, mais donne un récit qui, se servant du support visuel, suit un chemin parallèle et anime les espaces rapportés par la photographie, qu’ils soient paysages, extérieurs, ou visages et corps. La fiction du récit s’éprend du contenu fictionnel des photographies et met en scène la recherche d’un frère disparu depuis la guerre du Vietnam et possiblement réfugié dans Le Royaume…..
Orleans, Eden, Glover, Westmore, , Barton, Newmark, Sutton, Greensboro, Irasburg, autant de lieux, de routes et de chemins creux, entre collines noires et ciel fondu, d’arbres ployés par la pluie, lignes jaunes de la route n°16, traversant la petite bourgade de Glover, perdue entre la frontière canadienne et le sud de l’état. Ici tout est loin de tout semble t il, pour le meilleur et pour le pire…… Vision pionnière et filmique, il faut s’approcher de ces fermes isolées, défoncées, sortir de la route, quitter le long serpent d’asphalte noir, traverser les arrières cours, l’écriture décrit les surfaces, les matières, compose.
Double page numéro 37, une vieille femme porte une hache, page de gauche, une maison de loin au bord d’une eau noire et fluente, repose sous un ciel sage. La photographie joue le cinéma, investit le hors champ, travaille la contamination des interstices entre les photographies, le déroulé installe un espace fictionnel raccord
.
Le livre et l’Oubli, hommage au silence.
C’est une curieuse sensation que de tenir un livre et d’en feuilleter les pages, d’avoir la sensation de voir les pages s’envoler, s’animer en secret par un conte où l’aube, l ‘hiver, a glacé la nature et gelé le temps. Stéphane Lavoué dans the Kingdom, devient un serial conteur, faisant apparaître cette nuit assembleuse de rêves sauvages et inquiétants, voulant dessiner la lente résurrection d’un territoire promu à l’oubli.
Oubli dû à la crise qui frappa l’industrie papetière des environs, oubli subi, et oubli choisi, puisque ses villages sont peuplés d’anciens objecteurs de conscience pourchassés alors par le FBI…la frontière, the Border, est toute proche. une possibilité de s’échapper existait. C’est dire qu’un voile épais recouvre de ses silences tout un pays qui compta, pour la petite histoire, parmi ses ressortissants Bernie Sanders. Est-ce bien ce que Stéphane Lavoué photographie ici? N’assistons nous pas à un glissement du sens?
La Nuit paranoïde.
Comme émergées ou nées de la nuit, ces photographies font état d’un voyage de reconnaissance au coeur du réel américain. Elles pointent les apparences trompeuses et ouvrent les situations à la charge potentielle du drame, en une fracture possible de tous les personnages. Tout peut glisser, semble t il au moindre choc, au moindre signe, le silence peut se rompre comme un pain noir. l’harmonie tranquille est surface simple et friable. Reste l’impalpable tension de ce glissement des possibles comme un vecteur de basculement du Réel. Cette photographie est hantée par l’angoisse, elle en énonce le spectre insidieux, la présence invisible. en note le recouvrement.
De cette mise en scène nait une mise en abîme de la folie américaine, de ce qui double les portes, de ce qui est secrètement inscrit dans l’ombre grégaire, au delà des politesses et des welcome de circonstances, une paranoïa habite l’espace américain et ses acteurs, sujets du Royaume où tout est possible. les intérieurs reposent dans une paix artificielle et surannée.
Nous sommes conviés a jouer cette partition en tout point excitante, Hercule Poirot ou Docteur Faust, le mal est ici tapi derrière un tableau, dans la paix trompeuse d’un intérieur cosy, s’exhale par le toit défoncé d’une grange sous la neige, abritant une Ford rouge dont le coffre pourrait caché un cadavre, c’est du moins ce que Stéphane Lavoué induit en quelques points, suggérés par cette déréliction américaine qui porte l’écriture photographique tournée vers ces “ambiances” ou tout invite à la suspiction. De tout paysage, tout portrait, se fait la promesse de la nuit, d’un monde livré à ses doutes et ses démons. L’abandon hante le système américain et le livre en secret à la possibilité du Mal. Très lynchéen, du coup.
Le shérif Colby
Que cache donc le Shérif Colby, une main sur son révolver, regard de circonstance suspect… mis en scène par Stéphane lavoué dans une situation intrigante, que simule t-il si bien? Ce regard où la fêlure parait, que regarde t-il au juste, non pas le photographe, que regarde t-il en lui même, sinon cette possibilité de la chute, cet appel du vide, fascination pour le meurtre et la violence qui en résulte…Inquiétante étrangeté qui annonce la présence de faux semblants, la promesse de sinistres..
Le cauchemar pointe, double souvent la tranquillité des apparences et le politiquement correct sonde les profondeurs du Refoulé, bas instincts qui, habilement construisent jour après jour, la future explosion meurtrière, identitaire, base de toute série, où froidement s’édifie le double jeu du recouvrement et du surgissement de l’acte possiblement destructeur. Cette série de Stéphane Lavoué ne pointe que cela, la possibilité du mal. Il faut encore retourner l’image pour percevoir les fantômes qui hantent la photographie, ce qui se donne à voir secrètement, n’est que le relais de ce qui s’énonce en tant que symptômes.
De cette mise en scène nait une mise en abîme de la folie américaine, de ce qui double les portes, de ce qui est secrètement inscrit dans l’ombre grégaire, au delà des politesses et des welcome de circonstances, une paranoïa habite l’espace américain et ses acteurs, sujets du Royaume où tout est possible.
Stéphane Lavoué en photographe accompli, s’efface pour laisser parler sa photographie, ce qu’elle enregistre, ce qu’elle rapporte de ces territoires, qui tels des songes “inquiétants” sont traversés par la réversion, le jeu de la fiction, de l’imaginaire, ce dont elle témoigne, une fois le projet réalisé; cette fiction semble approcher une part de l’interdit de l’espace social américain pour la verser à la psychopathologie de la vie quotidienne, a minima.
L’acte photographique ouvre alors sur une épaisseur littérale de la nuit, Stéphane Lavoué entre dans une éloquence de l’ombre, doucement…. Le miroir constitué se brise.
Stephane lavoué qui pétrissait des masques avec les portraits des politiques, hommes sombres et de calculs, pris au profil, à la gueule, ne cesse de traverser ce qui le séduit en apparence pour mesurer l’image à sa fonction théorique de Vérité, ici comme par le passé, telles que se donne le monde à travers le prisme de son éloquente attention et de son formidable appétit de démystifier en créant une photographie de l’étrange. Il sait capter le flux invisible des codes de la peur, de la déréliction, de l’étrange, c’est pourquoi, ce livre touche la part mystérieuse de la présence, tout en singularité, tout en perspicacité. L’ Impression soignée en fait un livre habile et un objet sensible, beau cadeau en ces temps de l’Avant…
Le livre édité ces jours ci par les éditions 77 a été présente ce jeudi 7 décembre au BAL et a donné lieu à une séance de signatures.
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