CÉRÈS FRANCO, ŒUVRE VIE. AU MUSÉE DE LAVAL
Le Musée d’Art Naïf et d’Arts Singuliers, à Laval, (MANAS), expose une partie de la collection Cérès Franco, riche de près de 2000 oeuvres, sous le titre Cérès Franco en territoires imaginaires, jusqu’au 10 Mars 2019.
» La sélection des 122 oeuvres aujourd’hui présentée a été établie conjointement avec Dominique Polad-Hardouin, présidente de l’Association chargée de la Valorisation de la Collection Cérès Franco. Reflet de l’extraordinaire richesse de ce fonds privé bien éloigné des lieux communs et des facilités, l’exposition invite à une aventure surprenante dans les limbes d’imaginaires débridés. » source DP.
Ma contribution s’est ajoutée au catalogue de l’exposition sous la forme d’un portrait de Cérès Franco, dont je livre ici toute l’étendue, avec, entre autres, ces avancées particulières en territoire critique sous la forme, entre autres, d’une aventure imaginaire.
CÉRÈS FRANCO, PORTRAIT
A regarder le visage de Cérès Franco, une énergie hors du commun s’y exprime toujours aujourd’hui. Sage, bienveillant, volontiers moqueur ou taquin, son timbre de voix est nonchalant et ferme, roulant dans cet accent brésilien tout un pays, toute une vie, des lointaines années de l’enfance, du très jeune âge de son mariage à 18 ans, beaucoup de gaieté et de rires, humour toujours vivant, jusqu’à ces jours présents, où la flamme est restée intacte, touchante de sincérité et de vérité. Plus que la peau mat, ce sont ces yeux marrons, ce regard particulier qui se remarquent. Une intensité toute particulière s’y manifeste, il semblerait que ces yeux là, aient saisi beaucoup, appréhendé encore plus.
Un portrait de Roman Cieslewicz daté de 1973/74 la peint sous les traits de la déesse qui porte son nom.
Au delà des années, ce regard toujours pétille et s’intéresse, en connaisseur, des beautés expressives et picturales qui ont franchi la barrière du temps. Cérès a cet oeil acéré où se contemplent les années et toute une collection, cueillie au gré des vents, des voyages, dans ce Brésil originaire, ou cette Europe d’adoption, ce Paris d’élection où elle s’installe définitivement dès les années 50. C’est là qu’elle fréquente les galeries Rive Gauche qui montrait de la “vraie peinture, pas comme aujourd’hui” , et qu’au fil des vernissages, des rencontres, elle noue ces amitiés toujours croissantes avec les peintres qui exposent.
On ne peut-être que séduit par Cérès, amie dévouée des peintres, chercheuse de l’opulente et mystérieuse beauté, militante, persuasive, au secours de l’Art Naïf, de l Art Brut, soutenant les Nouveaux Fauves, la Trans Avanguardia italienne, enfin la Figuration Libre, toujours en mouvement, s’entourant d’oeuvres, génies où toute une vie s’exprime, images d’où surgissent des êtres imaginaires aux dents de sabre, aux corps incertains, aux sourires étranges ou certains visages disparaissent, où les corps de femmes nues dansent une sardanapale endiablée…autant de peintres, autant de mondes surgissants au jour le jour, que découvre Cérès et qu’elle expose à l’Oeil de Boeuf, dans sa galerie dès1972, aventure permanente qui continuera jusqu’en 1997.
Tout un monde issu du rêve ou du cauchemar coule dans une peinture chaude, colorée, comme venues des profondeurs de l’inconscient par la main habile des peintres, une peinture expressive hors des mouvements officiels qui font date. Un lien s’est tissé entre ces panoramas mentaux, ces Odyssées de l’autre côté du miroir et Cérès, qui, retrouve chez Antunes, Boujon, Da Silva, Hadad, Judikaël, Koczy, Nitkowski, Pedrosa, Chimicos, Soudia, Tabal, Crespin, Aïni, Pedrosa, ChaÏbia, Chomo, Corneille, Darçon, Malvina Heil, Jaber, Lou Laurin-Lam, Macréau, Christine Sefolosha et tant d’autres, toute une filiation issue de ce pour quoi la peinture est encore une terre à découvrir, dans cette expressivité native de la couleur et des images mentales autonomes, s’affirmant avec force, voire violence…
La portée du rêve.
J’évoque une personnalité volontaire, marchant toujours au devant de soi, combattante et altière, fière et passionnée, à l’incomparable intelligence de vie, richesse de la fureur des matinaux à l’énergie disloquante des standards et des conventions de goût, écrirait René Char, car le temps entier de toute son aventure est encore aujourd’hui guidé par cette beauté affirmée des toiles, dessins, sculptures, qui habitent son appartement et qui font collection, comme la lumière fait jour et sa disparition, fait nuit. Un lien organique et vivant s’est établi entre toutes ses peintures, ces âmes de papier et de terre, de feu et d’air, pour faire corps avec Cérès, de jour comme de nuit.
La porte des rêves, est encore un chant qui danse, mouvance des formes issues de l’ombre projetée d’un grand feu primitif, chant pictural, comme un chant poétique, murmure de la caverne platonicienne, où les ombres, tout à coup s’affranchissent de ces fascinations de l’obscur, pour se retourner vers elles mêmes, cherchant à se com-prendre en se dévoilant…..
Et si la peinture porte tout ce chant contre l’ obscurité, c’est qu’une autre lumière, lumière exprimée de l’urgence juste, s’est mise à briller, en dehors des codes, dans une simplicité, dans une naissance ou mieux, peut-être dans une Re-naissance, pour qu’elle s’oppose au mouvement de coagulation des ombres du mythe platonicien, dans un jeu de miroirs où luisent la liberté nouvelle et l’aventure de la peinture.
Il faudrait ici parler de l’invisible Aventure métaphysique qui circule en tant qu’ évènement et qui habite si romanesque, sa Maison. Est il question seulement du romanesque ou plus symboliquement d’une perspicacité qui s’est nourrie des courants esthétiques, des mouvements reconnus, sans jamais s’abandonner au désaveu, à la négation; situations vouées à une narration, s’ articulant autour d’un point invisible, se déployant sans cesse comme un vent mu par des génies, tourbillons, tornade dans l’invisible champ de l’histoire moderne de la peinture. Présences. A soi et aux autres, aux artistes.
Le Brésil
A- t -elle importé cette magie de ses origines brésiliennes dont elle évoquera l’importance, car comment est née cette vocation, ainsi faut-il la nommer. La réponse est dans la vie de Cérès, dans ce fil rouge qu’elle tisse tout au long de cette aventure à la longueur du siècle.
Cérès est née à Bagé, au Brésil …. Elle a 14,15 ans, s’intéresse à la littérature et lit, en compagnie de sa cousine, sous les magnolias, après l’école, le” dictionnaire philosophique portatif “ de Voltaire, en traduction , les classiques, elle aime profondément la lecture, la littérature et veut être écrivain. Cette passion l’amène à lire la correspondance de Van Gogh avec son frère Théo, “une splendeur”, d’autant que le livre est illustré de reproductions qui l’enflamment positivement. Elle les découpe, les encadre pour les accrocher sur les murs de sa chambre, elle collectionne déjà, emblématiquement. Elle a besoin de la peinture pour vivre.
Une passion est née pour la peinture, mais pas seulement, pour la beauté en générale, poètes, écrivains, peintres, musiciens, gens de théâtre, dont elle recherche la complicité par la lecture, l’écoute, la fréquentation, la rencontre des oeuvres. Ainsi raconte t elle qu’un de ses plus beaux souvenirs de cette période adolescente est du aux fugues de Bach, entendues à l’église. Il n’y avait pas au Brésil à cette époque de salles de concert comme aujourd’hui.
Cérès lit sur le poste de radio les noms de Glasgow, London, New York, et dit que le jour où elle a pu écouter la radio “c’est le monde qui est entré dans la maison.” Cette avancée du monde au sein de l’espace privé a la valeur d’un imaginaire qui se forme, se nourrit, se détermine et apprend à se connaître; une tension se joint à la jeune volonté qui s’affirme, Cérès se veut libre et dans le Monde.
Cérès est elle heureuse? On peut le croire mais sa vie familiale puis sa vie amoureuse demandent en quelques sortes réparations, une énergie nait de la soif de vivre. elle a 16 ans, apprend la sténo pour gagner sa vie, est embauchée dans un service de l’Aéroport International de Rio où elle y rencontre son futur mari, chef du service dont elle dépend. Cet ainé, mélomane , l’emmène à l’Opéra, au théâtre, lui fait aimer la musique classique. Ils se marient puis elle s’évade quelques temps plus tard aux États-Unis.
1949-1950 USA.
Entretemps elle s’est passionnée pour toutes les femmes célèbres qui ont fait de grandes choses dans leur vie. Isadora Duncan, et Elisabeth , sa soeur, Marie Curie, Virginia Wolf, confie t elle et s’initie à la poésie américaine avec Walt Whitman et anglaise, avec Keats, Elle n’a pas vingt ans quand elle s’inscrit aux cours de littérature anglo-américaine à la Columbia University et obtient une bourse de la fondation Rockefeller. Et c’est là, à la Columbia University, qu’elle suit les cours d’histoires de l’Art de Meyer Schapiro, qu’elle souscrit à la défense de l’Art Moderne, et qu’elle se trouve transcendée par son approche inter-disciplinaire, puis, sans doute par la formidable volonté de l’homme d’écrire un nouveau chapitre de cette histoire de l’art, dans une approche qui lie l’art ancien et l’art moderne, prend en considération les spectateurs, les enjeux artistiques modernes au sein de la société.
Shapiro l’initie à la peinture et surtout lui fait découvrir la peinture expressionniste allemande : les artistes du Der Blaue Reiter (Cavalier Bleu) Vassily Kandinsky, Franz Marc, August Macke, Jawlensky, Paul Klee, Alfred Kubin… seront ses premières grandes émotions !
Peut-être est ce là que “cette folie de la peinture” se noue définitivement à sa vie, dans l’éblouissement des découvertes des grands esprits du siècle.
Europe
Nous sommes au début des années Cinquante, Cérès a 22 ans, se rend en Europe, Italie, Espagne, Portugal, Paris, s’inscrit à la Sorbonne, pour des cours de civilisation française, lit Gide, Proust, Sade, cette fois dans le texte, se familiarise avec l’expressionnisme allemand, l’école de Paris, puis, s’étant installée définitivement, fréquente galeries et artistes, noue des amitiés, écrit pour la presse brésilienne sur les expositions de peinture, sur les artistes brésiliens installés à Paris.
Paris
A l’époque, Paris est encore la capitale des arts et le lieu de rencontre de toute l’avant-garde internationale. Ce qu’on appelle à l’époque la deuxième école de Paris fleurit dans une abstraction gestuelle avec ces noms devenus si célèbres, Poliakoff, Hartung, Vieira da Silva, Jean Michel Atlan… Fautrier, Estève, Bissière, Soulages, de Staël, Riopelle et déjà Jean Dubuffet, dans sa période abstraite…
Elle se lie d’amitié avec Antonio Bandeira (1922-1967) issu de ce mouvement. Se dessine alors et ainsi la possibilité d’entrer de plein pied dans sa véritable passion, organiser des expositions, vivre de l’art, vivre pour l’art.
Entre 1962 et 1972 Cérès devient curatrice et organise de nombreuses expositions avec un groupe d’une trentaine d’artistes dont Macréau, représentant la Nouvelle Figuration et Yannis Gaïtis, Martin Barré, initiateur de la peinture minimaliste, dont la biennale de Sao Paulo en 1963, dont “Formes et Magie” à Paris, sous la présidence de Jean Cocteau, présentant entre autres près de cinquante artistes dont
Penalba, D Germaine Richier, Henri Laurens, César, Etienne Martin, Picasso, Hans Arp, Nicolas Schöffer, Max Ernst, Dodeigne, Penalba.
Cérès est au premier rang, devient quelqu’un d’important, une jolie reconnaissance.
Cérès, dès ces années passées, a aimanté les peintres, elle les fréquente, devient une confidente, sillonne l’Europe, retourne au Brésil. Une recherche constante de nouvelles oeuvres alimente ce qu’elle appelle « sa folie de peinture” mais, au fond, c’est sous la forme d’une Quête que se structure la collection, quête des Graals dont parle si bien la dernière exposition de l’été 2018 à Montholieu, dont le commissariat de Dominique Polad Hardouin a su, dans une extrême sensibilité, si bien organiser les dialogues et rendre présents les invisibles liens qui l’ont fondée.
Paris-Rio
Après avoir fréquenté en critique d’Art ce milieu qu’elle adore, elle organise un croisement entre Paris et Rio, deux expositions majeures, Opinion 65 puis Opinion 66. Au Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro avec le galeriste Jean Boghici, elle fait venir des artistes de son groupe l’Oeil de Bœuf et réunit l’avant garde brésilienne de l’époque. Face à la dictature, l’exposition s’affirme comme un manifeste pour la Liberté, ce que le Brésil de 2015 n’a pas manqué d’honorer, l’évènement ayant fait Histoire.
En 1972, Cérès est sollicitée par le ministère es Affaires étrangères pour présenter une sélection nationale d’artistes naïfs pour la Triennale d’art naïf de Bratislava. Son pavillon sera jugé meilleure sélection nationale.
Ces rapports avec le Brésil sont toujours vivifiants, la collection croît, petit à petit, faites d’échanges, de services rendus, d’acquisitions, de coups de foudre.
Toutes les civilisations connaissent des rites de passage dont les indiens de la grande forêt brésilienne, animistes, fabricant de pirogues célestes, cherchant le centre du monde, s’accomplissant par un art où se superposent les temps. En cela, la collection réunie au fil quasiment du siècle, est un acte magique et propitiatoire, échappant à l’ethno-centrisme européen, recueillant au passage l’esprit poétique des soixante dernières années où Cérès Franco ne défend pas que l’Art Naïf ou l’Art Brut, mais toute une attitude liée à ce que le quotidien peut produire d’images picturales, issues d’un envers du décor, portée par des poétiques originales, des histoires si particulières et si vraies qu’aucun discours ne peut véritablement en épuiser l’essence.
La Collection
Quelques deux mille pièces constituent aujourd’hui sa collection, fil d’Ariane, fil du temps, dans un lien direct avec la vie.
La collection n’est pas issue d’un protocole pulsionnel, d’une fièvre à thésauriser, à amasser, tout au contraire, elle est issue du grain même de la vie, dans sa générosité, dans son ouverture, dans ses combats.
Les premiers temps sont ceux des partages et des entraides, des trocs, des échanges, selon les évènements. La vie pour les artistes est dure, la passion qui les anime est une urgence, peindre, peindre plus que tout et tant pis si l’on manque de tout, justement, sauf de l’amour de la peinture. Plus tard, quand certains de ceux là acquièrent une notoriété c’est que, souvent Cérès a oeuvré dans ce sens. Et à quoi répondent, de son point de vue, ces années de formation, ces années de conquête, ces années où l’Art Brut, l’Art Naïf prennent leur essor auprès d’un public toujours plus large, sans que pour autant l’effet marchand s’en ressente véritablement immédiatement et lui donne cette possibilité de collectionner plus et plus avant.
L’école de la Vie.
Blaise Cendrars écrit “ Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie.”, c’est là toute la richesse de cette collection qui a son envers secret, son plein et ses déliés, son relief, comme un paysage majuscule où se croisent les oeuvres, s’échangent leurs magies, voyagent l’esprit du jour, au delà de ce qui les définit analytiquement. Ce sont des êtres animés du souffle prodigue de leurs créateurs, Cérès, en quelques sortes n’a pas pu s’empêcher de les retenir, pour vivre avec elles. Elle s’en explique très bien, cette collection est fondée sur l’amour et la folie de la peinture.
“Quand je gagnais de l’argent avec la peinture, je donnais aux artistes, l’infidélité des artistes est très pénible, mais il faut l’accepter. j’ai toujours découvert des peintres qui me plaisaient, par exemple au Brésil, dans les Années 60, quand j’ai organisé Opinion 65-66, l’ambassadeur m’a donné carte blanche pour montrer la peinture brésilienne à Paris, mais il n’y avait à Rio que des faux peintres qui faisaient la Mode, abstraction, conceptuel, comme à New York ou à Paris, ce n’était pas ma peinture, alors, je suis allé chercher tout autour….. et j’ai trouvé des naïfs, de la couleur, une explosion, c’était un miracle.”
“Je suis amoureuse de la peinture, j’ai envie de la posséder, c’est comme une personne… On est très possessif dans l’amour. d’ailleurs c’est pourquoi j’ai fait une collection, c’était pour la donner à un Musée, à une fondation, pour que cela reste. Il y a la fondation Guggenheim, pourquoi pas la collection Cérès Franco, je n’ai pas honte. Je me souviens quand j’étais jeune, il n’y avait pas tout ça, les salles de concert où écouter la musique, les théâtres, les galeries, et ça m’a manqué. Il faut que les jeunes puissent se passionner pour l’art.”
Tranches de vie, Jaber et l’hiver 1982
Ainsi un chapitre savoureux prend il place quand Cérès découvre Jaber, elle est à l’époque rue Quincampoix, dans sa galerie, l’Oeil de Boeuf, rue bien connue, aujourd’hui, à la proximité du Centre Pompidou. C’est l’hiver 1982, suite à un problème de chauffage, Cérès, qui fait tout à la galerie, prépare les envois des cartons d’invitations, près de trois mille, à envoyer par la poste , chaque mois, Trois mille timbres à coller et trois mille adresses à écrire, s’interrompt pour aller chercher des bouteilles de gaz au Bazar de l’Hôtel de Ville, à proximité; Quand elle remonte du BHV…
” Jaber, c’est un cas… Il m’a suivi. Je revenais du BHV avec difficulté avec deux bouteilles de gaz, c’était lourd. Il y a quelqu’un derrière moi qui me dit “ Madame! Je veux vous aider”, il prend les bouteilles et me suit à la galerie, il entre et me dit
-“Moi aussi, je fais de la peinture!
-Vous êtes peintre?
-Oui, a t il répondu, mais il aurait pu me dire qu’il était professeur d’anglais, comme il l’a dit à une chinoise, quand il vendait ses gouaches à la sauvette.
-Montrez moi ce que vous faites.
Il revient avec deux petites gouaches, magnifiques, bien encadrées.
– combien tu en veux?
-Cent cinquante francs.
Et je les achète.
Il passe tous les matins avec sa production de la nuit, Jaber est un marchand des quatre saisons, à la nuit, s’il n’a pas vendu ses toiles ici ou là, elles fanent, dirait-on, il les vend pour trois sous à la sauvette dans la rue, il s’en débarrasse, il brade, parfois il les donne même…c’est comme ça, puis il repart. Le matin, il venait avec une pile de gouaches, chaque jour, trente, quarante, toutes belles, j’en choisissais quelques unes, je lui payais, puis il repartait. Ça a duré un moment, je prenais dix pièces par jour…. Il m’a raconté sa vie, il avait roulé sa bosse, aux États-Unis, s’était marié avec une américaine, avait voyagé. j’ai donné à voir sa peinture, je l’ai exposé en 1984, mais il était terrible, j’avais l’idée toujours de découvrir un auteur naïf, un autodidacte, un homme du commun à l’ouvrage.
Corneille
Une fois Corneille m’a donné une petite peinture puis avait voulu la récupérer, il disait que c’était cher, alors ils allait voir d’autres galeries, il vendait bien, celui là, mais il faisait une confusion entre collectionneur et client, moi, je n’étais pas son client.
…Et puis on se retrouvait le samedi soir à Belleville dans un petit restaurant pas cher pour se voir, passer la soirée avec Grinberg, Tessier, Mao To-Laï et d’autres, on parlait beaucoup, il y avait toute une vie, une effervescence, c’était simple et très chic en même temps.
CONSIDÉRATIONS INACTUELLES
J’étais la maman, la psychiatre, le confessionnal, l’amie des artistes. Je ne pouvais pas acheter tous les tableaux bien sur. Une fois, on me téléphone: ”Cérès, le fisc va me saisir, tu me donnes ce que tu peux, tu prends tout.” Voilà ça donne une idée du contexte, personne n’était riche, on se débrouillait, c’est tout.
Par exemple Séfelosha, je trouve que c’est plus beau que Matisse, les papiers découpés et les danseuse nues, ce sont des vraies, avec les lèvres gonflées, c’est un délire; la création donne la vie.
Du général au Particulier, en 1966, était une réponse critique à la dictature brésilienne. Et puis j’ai créé L’Oeil de Boeuf sur une idée de monter une exposition avec un travail sur un fond oval, ça a bien marché.
Cérès Franco avoue dans une de ses belles déclarations:
“Je me fous de l’argent, si j’ai de l’argent je veux acheter de l’Art. j’aime les grands formats. Tu vois ce Christ qui est là, je l’ai acheté à une autre galerie, c’est un peintre mexicain, Eduardo Zamora, que je n’ai pas exposé.
Après c’est le miracle de la vie, tu rends service à un artiste, il vient te voir avec toujours quelque chose un dessin, une gouache, une peinture, et ça t’apporta la joie, le bonheur, et ça te donne la Vie. Bien des artistes étaient pauvres à cette époque, ils tiraient tous le diable par la queue et quand tu les aidais, d’une manière ou d’une autre, ils étaient reconnaissants.
Cérès reviendra ensuite sur ses artistes préférés, comme Chaïbia, Eli Malvina Heil, parcours à la limite de la folie. Nous recevons ces peintures par la force du trauma qui prend forme par l’explosion des couleurs primaires et la puissance de l’image mentale qui se manifeste, s’autonomise, se sépare du peintre et le libère en même temps.
Bien des oeuvres exposées ici ont une valeur critique en rapport avec les obsessions dont sont sujets les peintres; ceux ci ont appris à travers un langage pictural propre à s’emparer de ces énergies et de formuler des scènes qui appartiennent au fond grégaire d’une humanité en marche, quelque soient les pays dont ils sont issus, qu’ils viennent du Brésil ou de Pologne, toute un contexte agit, au delà du mystère de la création, par la mise en forme des personnages qui hantent, telles des ombres, puissances positives, ce fond de l’âme humaine qui ne cesse de surprendre.
L’Hybris fait ici songe et s’amende, cette violence des profondeurs mue aux portes de la nuit, mouvements inversés du miroir où circule, de l’autre côté toute une vie dont l’intime mensonge se retrouve vérité, ou dansent ces femmes rouges dans l’obscurité souterraine d’un ciel qui chavire de désir, comme un envoutement majeur, éclats de rêves, miroirs inversés, chant de l’oiseau bleu, et le rêve de Corneille accoste en cette terre ou la femme est un astre courtisé par le soleil, offert au serpent devenu barque, bateau ivre, descendant le fleuve impassible….Voyages.
Toute une poétique s’exprime à travers ces oeuvres, dans une sorte de vérité qui ne ment jamais, paradoxes évacués, il s’agit bien de ce qui occupe principalement cette collection. C’est là, à mes yeux, qu’une séduction se déploie dans toute sa générosité, permissions de rester en vie, vivant et joyeux.
Je pense qu’il est utile et nécessaire d’ écouter Cérès Franco à travers sa collection, yeux ouverts sur les messages qui s’y sont inscrits, replis du temps intérieur dans une proposition majeure, indéniable, vivifiante… En quelques points tous ces artistes saluent ce temps intérieur, énoncent, s’entendent à travers leurs oeuvres, se nourrissent des dialogues secrets qui ne peuvent manquer de s’établir entre eux, pour déployer toute l’ âme humaine et cette condition fameuse, au premier chef, ambivalente, entre obscurités et lumières, immanence et transcendance.
Il faut saluer ici cette passion de la peinture, Cérès est au centre de cette collection glanée, fruit du hasard et de la nécessité, œuvre-vie, plus, preuve que le monde ne peut avoir de sens s’il se prive de « cette folie de peinture » dans l’insémination de la portée de la nuit et du jour, par le cycle magique qui unit le rêve, le cauchemar, l’obsession, l’imaginaire, la fiction et le travail du peintre, son expression brute ou naïve, dans le jaillissement de l’œuvre peinte, dessinée, tracée.
il faut alors remercier le destin que Cérès n’aie pas eu, sous le coup de foudre d’un Picabia, à vendre toute sa collection, pour se l’offrir dit elle :“ j’ai eu envie de vendre tout ce que j’avais, prendre une chambre de bonne et vivre avec ce Picabia, c’est la seule fois où j’ai fait une infidélité intellectuelle à ma Collection.” Et que celle-ci demeure à la portée de tous, pour que vivent ces esprits de papiers et de pigments, pour que voyagent ces images en ambassadrice d’un art de l’urgence , de témoignages, de séductions, d’aventures et de voyages. Combats, il faut se hisser au fête de soi, comme au sommet d’un grand arbre afin de pouvoir appréhender cette vie qui flue dans la vie créatrice.
Mais plus que tout, un vers de Keats éclaire cette collection et résonne, vers au chant profond de cette âme nautile, auprès des visiteurs, je devrais dire de tout voyageur, de toute personne qui prendra le vent avec Cérès, pour découvrir ces terres étranges, ces rivages accomplis où de nouveaux soleils et d’antiques lunes brillent des feux qui firent l’Art Naïf et l’Art Brut.
« A thing of beauty is a joy for ever: Its loveliness increases; it will never Pass into nothingness; but still will keep. » John Keats.
Pascal THERME
http://www.collectionceresfranco.com/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mus%C3%A9e_d%27art_na%C3%AFf_et_d%27arts_singuliers_de_Laval
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