les soleils noirs de la mélancolie
Les soleils noirs de la mélancolie sont ils des anti-soleils dont l’éclat s’impose au delà de ce qui est visible?
Est il question d’un malaise dans la civilisation qui s’affiche au delà des visages, des attitudes corporelles, des lieux pris dans l’épissure des photographies, films, installations proposées par les deux photographes, dont l’oeuvre se construit méthodiquement et pas à pas, dans un jeu de miroirs pertinent, interrogeant toute une génération ?
DE GEORGES PEREC À MICHEL HOUELLEBECQ EXISTE UN LIEN DE LA CONTAMINATION DES CHOSES, DE LEUR ENVAHISSEMENT DEPUIS LES ANNÉES 60, AVEC LA LENTE DÉSAGRÉGATION DE LA FAMILLE NUCLÉAIRE. CES EFFETS HISTORIQUEMENT CONTAMINANTS SUR LA DÉPRESSION DU COUPLE DE LA PETITE BOURGEOISIE SONT AU COEUR DES PHOTOGRAPHIES D’ELSA & JOHANNA, OÙ TOUT FAIT SPECTACLE ET ŒUVRE DANS UNE DÉRÉLICTION ASSUMÉE.
Se pose la question de ce naufrage social, de ces dépressions personnelles, de ces faux-semblants et de ces ressemblances ; de ces semblances même, quand les deux jeunes femmes photographes et se mettent en scène dans un jeu de miroirs au quotidien, mimant et interprétant des attitudes relevées chez leurs contemporains, pour faire image et tendre un autre miroir entre elles et la réalité, pour en faire glisser le sens.
Faire apparaître ce qui se cache au fond de la période actuelle, ces attitudes corporelles au corps signifiant induisant ce malaise dans la civilisation, sans pour autant le désigner nommément, Elsa & Johanna évoquent ce climat dépressif dans un théâtre de situations qui met en scène cette forme de happening, cœur des photographies pour pouvoir en approcher la raison.
Dépression au cœur du mode de vie de la classe sociale petite bourgeoise, de tout un monde factuel régi par ce que le roman de Georges Perec qui, dès les années 60, le décrivait si bien : cette lente destruction des valeurs communes avec l’imagerie publicitaire se superposant aux réalités, pour établir la suprématie du désir, du faux semblant et de l’artefact, comme mode dominant de représentation.
Dans Les Choses de Perec, les rues ne sont plus qu’une immense vitrine où se succèdent antiquaires, grands restaurants, agences de voyage, tailleurs, chausseurs, confiseurs : « C’était pour ces saumons, pour ces tapis, pour ces cristaux que, vingt-cinq ans plus tôt, une employée et une coiffeuse les avaient mis au monde. » ( Jérôme et Sylvie ) ces petits-bourgeois, un peu libertaires, doivent constater avec amertume la disproportion qui existe entre leurs désirs et leur compte en banque. Perec avait démontré de quelles aliénations cette nouvelle société était prodigue : soit par l’insatisfaction des désirs accrus, soit par la servitude volontaire à l’argent, et en point d’orgue la perte de liberté concomitante.
Michel Houellebecq, quant à lui, ne fait que décrire depuis Les Particules élémentaires tout cet univers petit-bourgeois livré à la dépression généralisée, dans une société qui bascule également vers la fin de la civilisation, entraînant avec elle tout ou partie des individus s’inscrivant dans ce mouvement ouvert sur le vide et dont la jouissance est destructive, après avoir été transgressive, notamment sur la question sexuelle.
Une part de cette réponse se trouve dans l’animation de Rosarium et l’immersion proposée dans cette exposition-installation multimédia, avec ses couleurs vives qui prennent à revers ces soleils de la mélancolie, censés nous perdre, si aucune instance supérieure ne fait contre-feu (ce qu’Elsa & Johanna nous expliqueront sans doute dans une prochaine interview).
L’univers des personnages d’ Elsa & Johanna est tout sauf paupériste ou dramatique, ce sont leurs expressions corporelles, cet état d’abandon ou de fatigue qui signe ces états dépressifs, immersifs également ou contaminés par les comportements issus culturellement d’un groupe ethnique ou de l’appartenance à cette petite bourgeoisie mondialisée qui semble souffrir du même mal que les deux personnages des choses.
Un vide s’est créé au cœur d’un personnage et se referme sur lui, parfois on pense également à des personnages de David Lynch. Comme dans une aporie de réalité et un refuge dans le fantasme, la claustration et la mélancolie, une chose étrange et visiblement impossible à nommer les a envahi, les ronge, les dévore de l’intérieur. C’est ce que photographient nos deux photographes/actrices dans une valeur de mise en images, de mise en scène qui fait à la fois écran et constat, jeu, disposant de ce « fading » que les musiciens de rock aiment à utiliser et de la réverbération du son, en quoi, aussi ces photographies réverbèrent une part des réalités composites sur lesquelles elles semblent reposer et dont l’enjeu est à la fois de montrer et de dissimuler ; paradoxe très actif, au cœur du processus créatif d ‘Elsa & Johanna.
« Rosarium – c’est le soleil qui finira par nous perdre », mais de quel soleil s’agit-il ? Celui qui éclaire notre ciel et dont la fin est prévue d’ici quelques milliards d’années ? Le changement climatique qui réduit ce temps cosmique à moins de cent, voire cinquante ans ? Ou bien celui de la mélancolie qui peut encore réduire notre espérance de vie?
L’exposition est ludique et joyeuse dans l’appétence et l’offre qu’elle propose, intrigante comme jamais dans la re(é)-création des visages et des corps qui font semblance, image et photographie. Tout cela se détache et s’entend dans la complicité retrouvée des deux autrices.
Un évitement tient lieu de punctum, le happening est au centre de la représentation, et ce n’est, à mon sens, que par ce détour que s’approche cette raison profonde, donner une représentation et un corps à ces figures mélancoliques dans un univers assez socialement marqué. Une contamination des lieux, salons bourgeois, maisons de campagne, intérieurs chics, semblent vouloir fondre les attitudes des personnages mimés dans leurs décors, réflexe balzacien sans doute, pour accuser cette crise du couple « moderne », interprété par nos deux photographes.
La référence au masculin est prise en charge par le corps féminin et joué, déplaçant la référence vers un contre-théâtre où tous les rôles étaient joués par des hommes, naissance du théâtre grec et Nô, en particulier. Comme une revanche historique du happening et de l’époque sur l’histoire.
Tous ces éléments glissent les uns sur les autres, paradoxalement et montrent ludiquement des jeux qui font sens au travers des déplacements qu’ils mettent en scène : féminin sur masculin, mimes sur théâtre, théâtralisation des attitudes, faux sembants sur semblance, vérités sur mensonges vrais. Une partie de ce malaise dans la civilisation prend ainsi corps et fait image dans et par la photographie, induisant chez le spectateur, un trouble, censé l’interroger également sur un équilibre en soi de toutes ces valeurs.
Ce jeu de cache-cache troublant s’étend à toute l’exposition Rosarium, à travers installations, films, photographies, design du lieu dans son architecture intérieure et couleurs choisies dans les études faites depuis les années 70 sur ses fonctions relaxantes ou conditionnantes. De fait, ce jeu de rôles s’étend jusqu’aux murs et mobilier afin de proposer une immersion sensorielle plus discrète que totale, paramétrant, dans cet esprit, une sorte d’entrée dans une virtualité ludique et globale où se joue, in fine une réfraction des peurs et des mélancolies qui façonnent nos quotidiens et dont, une génération voudrait bien s’affranchir.
Ici, un peu de Lewis Carroll donc, dans une discrétion/distance chabrolienne qui s’affirme paradoxalement ludico-dépressive pour l’enchantement de cette génération qui ne cesse de jouer avec ses morts. Comme ce fading qui ne cesse de troubler et finit par s’imposer dans une séduction aigre douce, Rosarium semble être un rêve en acte, une jolie vitrine ouvrant sur un double fond obscur qui ne cesse de vouloir s’affirmer comme enchantement.
Mais, quand les ombres finissent par sortir insidieusement du placard, heureusement le cauchemar passe. Une nuit calme et limpide déchire le voile où tout ceci apparaît alors, comme un jeu de messages codés issus d’un jeu de piste analytique ou d’une enquête policière induisant une solution analeptique, un fortifiant et un remède aux faux-semblants des jeux de rôles ainsi joués derrière le miroir de la mélancolie.
Pascal Therme le 27/02/19
Elsa & Johanna – Rosarium : c’est le soleil qui finira par nous perdre -> 24 Mars 2019
Mains d’œuvres1, rue Charles Garnier 93400 Saint-Ouen
Paru dans l’autre quotidien.fr du 27 février 2019
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