ARNO BRIGNON, LES DOUTES.
TERRE & TERRITOIRES 1,
ZONE I FILIGRANES ÉDITIONS.
Ce livre est la première restitution du travail de résidence de Terres & Territoires, créé par Zone I, Monica Santos, Mat Jacob. Arno Brignon ouvre la voie par un travail de pionnier dans une sorte de settlement afin d’ancrer cette aventure de l’Ouest français, entre Loir et Loire, dans une volonté d’investigation sociale, politique, artistique.
Les paysages mortifiés de l’ agriculture industrielle de la petite Beauce sont un point de départ pour approcher le double statut du photographe enquêteur, questeur devrais-je écrire, dans une démarche ouverte et contradictoire. Le livre conséquent et beau, est fait de la confrontation des idées et des pratiques, des lois qui conditionnent la vie sur ce territoire.
Arno Brignon interroge et confronte ses propres conceptions à celles des acteurs vivant sur ce territoire. La plume qui en rend compte est précise et honnête, elle ne cache rien des complexités et des contradictions qui font ces territoires tels qu’ils sont, historiquement, politiquement, dans leur dimension plurielle. Le récit d’investigation a l’humour de son d’intelligence, il ne prétend rien, il regarde droit dans les yeux la pluridimensionnalité du vivant . La question agricole est sérieuse en ces terres tout à la fois traditionalistes, conservatrices critiques, novatrices, devant faire face aux mutations nécessaires appelant une agriculture plus respectueuse de la biodiversité et de l’écologie, prise aux rais des politiques agricoles et de leur philosophie productiviste.
C’est un livre militant, documenté, sérieux, subtil, avec beaucoup d’humour. Deux écritures se rencontrent et s’aimantent pour donner ce premier opus de la collection en devenir. La restitution d’Arno Brignon, en dehors du parti-pris esthétique de l’image, reste un excellent document d’ordre sociologique, actuel.
Le livre compte dix chapitres qui s’appuient souvent sur un mot d’ouverture, Petite Beauce, Intrants, Anthropocène, Futaie, Remembrement, Agrainage, Covid-19, TGViste, Corbicula Flumina, Résilience, tout un vocabulaire qui enchasse les problématiques évoquées par les personnes et personnages rencontrés lors de cette traversée, comme sur l’état des discussions qui en est né. La portée de ces conversations et contre-verses s’inscrit dans ce ici et maintenant. Arno réalise avec ce livre un état des lieux dans une forme de constat instantané de la situation des agriculteurs, des exploitants forestiers, des chasseurs… et de sa propre recherche incluant les doutes collatéraux qui font ici titre de l’ouvrage.
C’est un livre de photographe comme on en voit peu, mais laissons place à l’expérience du paysage tel qu’il est vécu lors de ses déplacements, dans une topographie de la nudité et de l’effort, de la présence et de l’intensité poétique, sans sidération, traité dans une montée progressive de certaines images qui font photographies et qui s’imposent au corps du photographe. Il y a là comme un passage, un seuil, un système du réalisme magnétique.
TRAVERS-BRIOU: « Six nuits, cent dix kilomètres, treize kilos au dos. Objectif « Zone i », Thoré-la- Rochette, au bout d’une route qui naît à Tavers. L’été est fini depuis peu, lorsque je quitte le bord de Loire. Sitôt passée la voie ferrée, soigneusement enchâssée en parallèle de la nationale et de l’autoroute, je marche sur les chemins agricoles. La vue est dégagée : le relais TV de Briou, en point de mire de ma journée. Pas de surprise en perspective, le paysage sera uniforme. Une traversée de la plaine céréalière presque entièrement moissonnée. » Arno Brignon
INTRANTS. « En amont de la chaîne, quelques industries chimiques en situation de quasi-monopole dictent les process, et en aval, les géants de l’agroalimentaire et de la distribution fixent les normes et les prix. Je l’écoute, mais la coopérative comme le syndicat, dont il me vante les mérites, me semblent être devenus des contre-pouvoirs aux allures d’épouvantails. Le piège s’est refermé. Contraints à des investissements colossaux, les cultivateurs sont tel Sisyphe, condamnés à produire chaque année plus pour moins cher. Et pas de changement en vue, à moins d’une véritable révolution. »
En même temps que se déploient l’aventure humaine et les rencontres, une sorte de fraternité a lieu entre Arno Brignon et ses interlocuteurs, sa photographie devient subjective, intime, elle fonde par ailleurs un centre protecteur, un territoire personnel qui prend le réel à contre-pied. Le choix du photographe aurait pu être une photographie sociale Noir & Blanc, c’est au contraire la couleur de l’irrationnel qui est convoquée, inconnue dans ce qu’elle donnera au développement des films périmés. L’accident est recherché contre une certification, un ça a été, une image de type FSA, (Farm Security Administration)…
L’image argentique, réalisée à partir de films grand public périmés offre des couleurs excessives d’un chromatisme de fin du monde, rappelant un certain cinéma expérimental et psychédélique, images totalement subjectives et intimes, la part des intentions rêvées, offrant ce décalage entre les couleurs attendues, le bleu de la nuit pour exemple et celles qui se sont hissées hors du temps, par la corruption des films périmés, une sorte d’hymne à Jim Morisson, aux Doors, « the cars hisses by my windows like whales down the beach », mélodie improvisée de cette époque à la Kerouac, Dylan, à ce mouvement de la contre-culture made in USA. Ce qui se forge en tant qu’images dans un glissement progressif de l’oeil où la matière même de la réalité, du voir est traitée dans une fiction, se trouve transformée par cette possibilité d’une image post-apocalyptique, dans sa référence à tout un cinéma mondial, comme à celui de la Nouvelle Vague.
A la suite des textes d’Arno qui font le portrait contrasté des problématiques traversant ce territoire entre Loir et Loire et la fin de la Beauce, agriculture intensive, destruction des paysages naturels, destruction des liens entre culture, agriculture, imaginaire, humanisme, immémorial… disruption atonale de l’automne qui repose, douce brûlure des contentements, feux des échanges, une complicité redouble celui pour qui la marche est avant tout temps intérieur, métronome, hypnose, délégations et suspensions…Il semble qu’Arno Brignon plane au dessus de ces paysages , qu’il les surplombe ou les voie de l’intérieur, dans une forme d’hallucination, il semble hypnotisé par la monotonie mécanique de ses pas pour franchir les distances afin de faire le vide en soi, quand la mire se fait point….
« Je photographie, incertain, tant les situations semblent écrites d’avance. La spontanéité a déserté l’époque. Je croise si peu de gens sur la route, je me concentre sur le paysage, avec l’impression de reproduire inexorablement la même image. Mais je fais confiance à la magie de l’argentique, à l’effet de la latence, comme si l’inconscient et la complexité de la pensée avaient le pouvoir d’infuser le film jusqu’à son développement. La chimie, en photo – comme en agriculture –, vient provoquer l’accident. »
Le travail photographique d’Arno Brignon, auto-fiction, nourrit dans la comparaison chromatique des affinités avec Zabriskie point d’Antonioni, cousinages de certaines dystopies, Solaris, Farheneit 451, Soleil vert, autant de fréquences qui brulent au contact de l’air…. Qui sait où la rupture de ce fragile équilibre entre images et textes pourrait porter le marcheur photographe, si cette flamme là ne brulait pas comme un témoin et un garant dans un processus organique qui est aventure, écritures, expérimentations, objet de connaissances et connaissances, même si la part jetée au hasard et à l’accident est encore celle ou surgit l’enchantement poétique des images qui irradient le récit. La prise de conscience et la confrontation aux réalités politiques des territoires fait ici le lit de cet imaginaire pulmonaire en quête de soi. La gravité a ici un contrepoint essentiel, l’Air des photographies, qui parcourt de bout en bout le livre, objet d’une quête de légèreté contre cette gravité plombante… les pollutions, les politiques, l’absurdité du profit…
« De la littérature, je n’attends pas la justesse de ses mots ou de ses idées mais l’esthétique de leurs déséquilibres. De l’écriture comme de la lecture, j’espère cette promesse honorée : tu es ce funambule. » Pablo Neruda
Un succès d’estime ne masque pas le hasard des déserts qui l’ont vu naître. Parcourir le temps, être le temps, se mouvoir de sa mobilité intangible et parfois paresseuse, l’acte d’écrire avec l’ombre et la lumière est un acte sincère irréversible, irrévérencieux, improbable, et pourtant… Une étrange flamme bleutée n’obscurcit pas le soir, elle le brûle de son constat de noyée. Il arrive que le marcheur solitaire ne soit plus ce promeneur qui dévie de sa flamme et qui la détient en son œil comme un doigt indexe le ciel de son courage….à ne pas vouloir, la surprise de ce qui advient quand on a ouvert le ciel au regard de la flamme , et la nuit qui bleuit sans courage, sans fadeur, en inséminant son feu éteint comme un ciel à l’ombre des pins. Il faut chanter le coeur lourd, quand au loin le lointain n’est encore qu’une mire; sous le midi, la nudité soudain de la table…. il est un songe qui défroisse ce temps replié sur soi, resté ouvert par la fenêtre et qui donne à l’ombre cette issue du fanal… je crois qu’Arno Brignon comprend la portée de ce propos, qu’il en exprime toute la force à travers le vécu de cette résidence, poussant l’aventure au plus loin de ses forces.
Les deux propositions visuelles et textuelles qui font le livre et le propos majeur, mettent en rapports simultanés une photographie du mouvement, de ce qui se dit de côté, s’entend, fréquences plus que photographie, passage du rêve cinéma dont est issu cet onirisme actif et une tendance narrative plus documentée, documentaire, sociologique, qui raconte par le texte les rencontres essentielles de ce voyage en terre sacramentelle, pays de fictions, de traces, de pas, de sensations et de regards cumulés…territoires qui apparaissent et disparaissent dans la photographie pour mieux se mouvoir par la langue, par l écrit, le dire, le lire, du point de vue qui énonce et dévide cette continuité dialoguée avec certains agriculteurs sur le territoire même qu’ils cultivent.
Le travail photographique se suffit à soi même dans la boucle temporelle qui se crée, bulle évadée du temps des rencontres et des discussions du terrain., curieusement il se réalise sur la plus grande inconnue, celle des films périmés. « J’en ai de toutes les marques, dont un bon nombre disparues depuis longtemps : Fuji, Kodak, Agfa, Konika, Photoservice, Auchan, et certaines, même, que je n’ai jamais vues. Idem, concernant les procédés, en plus de la diapo et du négatif classique, je me retrouve avec des films E4 ou Kodachrome dont je ne sais si je pourrais obtenir quelque chose. Après tout, je me suis souvent dit que les meilleures photos étaient des occasions ratées, ou d’heureux hasards. Cette perte de contrôle me plaît, de toute façon ; chercher à tout maîtriser ne donne jamais de bons résultats,… »
Il semble bien que ce présent de Terre et Territoires ne soit pas seulement le procès d’une société qui ne cesse de fuir en avant au travers des multiples points de fuite qu’elle a elle même engendré, pour se confondre, et pour continuer à disparaître, à faire disparaître, haies, faune, flore, diversités, paysages, vallées et cours d’eau, rivières nonchalantes et augustes, entre Loir et Loire, paysages immémoriaux, ce qui est vouée à renaitre aussi selon un axe prioritaire futur….l’incidence de cette question est aussi d’ordre personnelle et cognitif, mémoriel, de quelle mémoire de la Nature avons nous hérité, de celle que nous avons vécu plus jeune, ces premières marques des sens ont fait photographie en nous pour nous situer avec bonheur dans cette nature naturelle.
A quoi le photographe doit il ses souvenirs d’enfance, aux impressions, au corps, aux odeurs et à ce temps avalé irrémédiablement, à cette réalité de la campagne française qui sentait bon le foin, l’été, l’eau, le ciel, les chemins et les routes dans la poussière et les couchants, quand l’herbe, poussait naturellement et que les jardins étaient l’image et le lien d’une façon de cultiver. Je suis aussi ce temps là.
« j’ai traversé la Sologne, les grillages sont omniprésents. Initialement prévus pour interdire la route au gibier, ils constituent aujourd’hui le moyen de créer des enclos cynégétiques toujours plus nombreux ; il faut dire que, dans ces domaines, on peut chasser toute l’année. La chasse est devenue un business tellement rentable que les bois ne sont même plus exploités pour leurs arbres, mais seulement pour y introduire sangliers et cerfs d’élevage à volonté. «
Ce livre, dont la fabrication est parfaite a été réalisé par Filigranes Éditions.
Les doutes
Zone i / Filigranes Editions
112 pages
45 photographies
Textes français
16×21 cm
Couverture rigide
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