SERGE HESSE, IMAGE AU NOIR
Appropriations, d’après une installation de Christian Boltanski, Beaubourg, ©Serge Hesse.
Il s’agit là d’une image réalisée sur une installation de Christian Boltanski, photographie qui rend compte de toute une appropriation (comprendre approprier, ici, par appliquer pour soi même) de l’univers boltanskien en résonance profonde avec la sensibilité et l’âme de Serge Hesse.
L’image est lente, sombre, mettant en avant, dans l’infra seconde de la prise de vues, cette prise de vies, à la multiplicité égrenante, redoublant, par sa fixité, la portée du fascinum, faisant parler tout le corps de l’image par le retentissement sombre des voix chères qui se sont tues, mémorial qui hante, en fantôme, le regard de Serge Hesse, pour en redoubler l’effroi, la beauté funèbre, la puissance d’évocation. L’image est faite par celui qui regarde, donnant une mesure à la proposition boltanskienne et à sa réception.
Un passage de témoins s’opère alors que, dédié au vent, à la mémoire, à l’histoire, à toutes les fragilités qui sont, de fait, l’histoire d’un trait, dans sa vibration somnolente, son impermanence, à l’érosion certaine, la voix devient comme Une, entre le plasticien et le photographe, passe le silence, pour évoquer les disparitions, mailles constitutives de tout une conscience funèbre, au travail, hier, aujourd’hui, demain, encore et encore dans le travail du deuil.
Voilà ce que je vois de cette photographie, ce qu’elle m’évoque, double objet du voir et de l’entendre, au silence répond le cri enfui, indicible. Reste l’image et la fascination qu’elle exerce sur ma perception, dans un interdit, un dédoublement, un voyage intérieur, un piège au regard, une fascination.
L’apparition d’une perspective à l’intérieur d’un visage doublé de sa propre perspective intérieure, sur fond de mer, dans un soleil de minuit, réfracte ce regard qui voit, et dont l’intensité ne peut qu’être méta-physique, mémorielle; évocation des forces qui paraissent parfois dans l’image et l’imaginaire, ici, afin d’emprisonner le regardant … déjà dans une forme que la photographie de Serge Hesse conçoit, dans une attitude sur-réalisante, pour garder, regarder comment l’installation use de l’image et l’utilise. ( la photographie est un plan à deux dimensions, alors que l’installation boltanskienne est un espace que l’on traverse, se fait dans un co-présent; le spectateur vit en même temps une traversée des voiles, des corps, des humanités disparues, un lien à sa propre identité.
Ceci est d’une importance majeure, cette image est aussi référentielle au « système » de représentation du photographe…. Et si on la prend comme telle, sans avoir à se référer à l’œuvre source, elle apparait alors, dans cette autre mesure, comme une image à la charge symbolique lourde, mobilisant un regard, qui, s’enfonçant dans l’image, ne peut se détacher du mouvement qui revient au point de départ, dans une boucle sans fin. Le regard semble pris au piège.
Un voile s’entre-ouvre sur ces yeux de femmes, directs, où se dit l’indiscible, le fantôme, le visage d’un féminin, pur, intact, dans une con-centration idéale, idéelle, comme un sable mémoriel, propre à engloutir dans ce mouvement intérieur, tout regard. S’agit-il d’un cérémonial sacrificiel, par ce qui n’est plus et est toujours, malgré tout, permanent, arrêté, bloqué, signifiant l’impossibilité d’un deuil?
Cette photographie est un voyage impassible vers l’impossible oubli, un mouvement qui ne peut trouver de résolution, une nécessité vitale, entre ce qui est tombé et ce qui relèverait l’espoir, entre un ciel et une terre qui s’engloutissent dans un épuisement du regard, et reviennent au point de départ, comme une programmation d’un non sens.
Ce voyage s’assume comme un rêt, (ret*) qui tient éveillé et qui emprisonne, c’est une sorte de Fascinum, fascination, à la part invisible, devant ce qui a été nié, détruit, sacrifié dans l’abject, (l’installation source) et la fusion des plans de l’image photographique, rendant impossible le mouvement physique de traversée de l’installation, le passer à travers, dans une liberté qui assume la part du devoir de mémoire.
Tout se tient ensuite dans l’œil. On y retrouve la fascination ostentatoire de ce qui en disparaissant s’affirme encore plus réellement, dans ce qui flue, flux, de l’autre côté du miroir, comme dans un crépuscule, quand le soleil s’embrase et descend à l’horizon, laissant le jour disparaitre; un entre deux mondes arrêté au crépuscule d’ un passage qui disparait graduellement, en ne cessant de signifier qu’il disparait et qu’il émet toujours, même après sa disparition, toujours plus intensément, le point silencieux qui l’a porté à être, et qui ne peut se résoudre à disparaître, tenant dans ses rais ce qui fait humanité.
Pour autant un visage féminin s’impose dans un regret de ce qui attire et repousse le regard, revient sans cesse à la conscience, semblant y trouver une sorte de pacification tutélaire; un visage féminin à la beauté sourde et secrète, familière, dont le regard ne cesse de flotter, puis de s’agrandir, devient une sorte d’interrogation métaphysique devant ce qui a été sacrifié, hors de ce qui fit jusqu’alors Humanité…travail d’un deuil impossible à faire, confronté à ce mutisme de l’impossibilité d’un Dire…
D’où, vient, notre perception d’une disparition? …. dans la morsure et la trace qu’elle laisse en nous et qui survient ensuite comme réalité perceptible de ce qui a été. Une interrogation profonde se fait. Tout est devenu ambivalent, au point de faire mentir ce qui se dit dans la douceur apparente du visage; l’Histoire confronte l’abject à un certain point d’incandescence pour devenir trou noir, impossibilité de la représentation, conséquemment impossibilité de comprendre. La raison se trouve engloutie; se réfractent les soleils anciens dans une figure du sacrifice, dans un au delà, après le voile, où curieusement une proposition apaisante se fait par une évocation du sublime, du subliminal.
Ici, Serge Hesse touche à l’immémorial de la mer et du soleil, en arrière plan, résonances magnétiques, passage du voile, contamination à rebours de la Paix impossible, but avéré d’une traversée, d’un voyage, d’un rappel à l’enfer de Dante.
Est ce bien là le point ultime du plan, répondant à ces vers de Rimbaud qui me viennent « c’est quoi l’éternité, c’est la mer allée avec le soleil « dans une analogie, ou une métaphore, ici implicite.
On imagine que le photographe, grand lecteur de poésie vit ces vers dans leurs réalités plurielles et que ceux ci ont toujours une action secrète, quand le faiseur d’images, se nourrit de l’expérience et des héritages qui font en particulier et en singularité, actes de création, évocations, passages, retours sur soi, retours à l’Histoire, ici vécue dans son impossibilité rationnelle. Il y a l’impossibilité d’une mesure, un seuil de l’IRRATIONNEL.
Dans ce voyage de l’Ultime, de l’Absurde, de l’indicible, toute parole, semble devenue vaine, ne s’étend, comme un paysage brulé que l’étendue de ce regard de femme, dans son incertaine proposition, jeune femme à la beauté impénétrable, vierge sacrificielle consacrée ?
Un visage s’éclaire intérieurement, appelle indicible de toute la magie ancienne de Circé à Pluton. Les temps de l’apocalypse sont une concrétion et se déplacent, se répondent, comme des strates à la fusion des drames.
Voyage au pays de Cérès aussi, puisque l’espoir luit doublement par l’étoile (le soleil est une étoile) mais voilé. Comment retrouver ce qui est vivant en soi, sans passer par la décomposition du visage même de la mort. Ce Travail au Noir, remarquable, trouve dans cette image une part de ce qu’il est, entre inconscient et conscient, entre visible et invisible, entre connu et inconnu, dans une sidération.
Serge Hesse parvient par cette image à pousser les portes d’une conversation secrète avec lui même, dans une objectivation sensible versée à la perte et au recouvrement de l’obscur; travail des profondeurs et de l’intensité dramatique dont il se charge, aux portes du conscient d’où il parle silencieusement, en fabriquant une poétique conjointe de l’enfouissement et du surgissement, du domaine des ombres à la figure miraculeuse de la mère divine, ici funèbre et sacrée, interdite, impénétrable en vérité, évoquant la Mère divine, Isis, Marie, Mère, Épouse, Vierge douloureuse, figures irréductibles, ouvrant sur une proposition plus actualisante que déréalisante, plus englobante, dans son rapport au numineux et à la vie, car ce « touché » est le signe funèbre d’une grâce qui délie et lie en même temps, provoquant le Souffle dans sa Raison au point de surgissement d’un espoir de rédemption. Tout voyage est amer, toute mer insondable, aurait écrit le poète.
Le photographe marche en lui et dans le monde, sans séparation, quand une inquiétante étrangeté advient, en commuant le deuil impossible par une réfraction de ce fascinum, propre à établir, dans l’intimité profonde de l’être, un bord du dire, ce dont l’indicible, l’innommable, l’absurde, serviraient ici à imposer déréliction et forclusion .
Au delà, en deçà, est la totalité de l’insondable et de l’obscur travail du deuil. Reste cette photographie, autonome, à l’imparité de la raison impossible à rendre, dont le fascinum reste un envoutement funèbre qui ne cesse d’osciller entre l’ici et maintenant et l’ailleurs, un autre temps sans fond, sans âge, pourtant datable historiquement par le passage du miroir menant à cette paix subsumée, dont tout le mérite est déjà d’avoir mené le retour à une beauté énigmatique et mystérieuse, aux limbes d’une possibilité d’un Dire…. et dont le secret est déjà celui de regarder intensément ce regardant, ce récipiendaire du temps présent.
Reste cette photographie qui situe le mouvement incessant d’une Fascination, dans un flux permanent, s’attache au constat de notre actualité en cette guerre contre l’Ukraine, et si Poutine osait l’enfer pour nous occidentaux, ne seraient on pas plongés en pleine stupeur, en plein interdit, au cœur du Drame, en pleine forclusion?
Pascal Therme, le 2 Mars 2022.
** aussi, Ret est une abréviation, qui signifie : Reticulum, Reticuli, le nom latin et son génitif de la constellation du Réticule …
Reticuli est une étoile double qui peut être résolue à l’œil nu à condition d’avoir une excellente vue et de disposer de bonnes conditions d’observation car les deux étoiles qui la composent sont à la limite de la visibilité
*Forclusion: La forclusion est ce temps originaire où le sujet se coupe définitivement l’accès à une réalité, qui sera dès lors de l’ordre du « réel » et du non-symbolisable au sens que Lacan donne à ces termes. Cela correspond à ce que décrit Freud à propos de Schreber : « Il n’était pas juste de dire qu’un sentiment réprimé à l’intérieur ait été projeté à l’extérieur ; nous voyons toujours que ce qui a été aboli à l’intérieur revient à l’extérieur. »
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