SIAMO AGATA ou Les TÉTINS DE LA RÉSISTANCE
AU MUSÉE FRAGONARD DE GRASSE.
La partie du Musée en rez de jardin présente les travaux de cinq photographes, Laura Daddabbo, Gaetano Gambino, Carmen Cardillo, Egidio Liggera, Camelo Nicosia, dans une pluralité d’interprétations et de lectures, sous le commissariat de Charlotte Urbain, sur la thématique Siamo AGATA., (Agata nous est connue).
Mais qui est donc « Agata, icône, sainte, figure emblématique de la lutte des femmes, symbole vivant, figure protectrice, principe créateur, l’exposition Siamo Agata livre quelques pistes de compréhension de ce personnage religieux et de ses nombreuses interprétations…
« Souvent représentée dans la peinture classique tenant ses deux seins sur un plateau, Sainte Agathe, étonnamment peu connue en France, règne en Sicile par sa présence : elle est le symbole de la résistance féminine. Patronne de la ville de Catane, elle fait rempart aux explosions de l’Etna. Son courage et sa force intérieure résonnent dans chaque cœur catanais. Vénérée avec ferveur depuis sa mort en 251 après J.-C., une fête la célèbre chaque année pendant trois jours, du 3 au 5 février.
La figure titulaire d’AGATA, d’où, le titre de l’exposition SIAMO AGATA, Agata nous est connue, est représentée dans la peinture classique tenant ses deux seins coupés sur un plateau. Avant d’être torturée, Le (Pro)consul Quintien, qui en était amoureux, et, à qui elle se refusa, la confia aux bons soins d’une maison de perdition, sans effet notoire, pour ensuite la condamner à l’amputation, puis à être roulée sur des tessons et des charbons ardents…. Agata fait face à ses épreuves dans un courage et une détermination remarquables, elle montre ainsi l’incorruptibilité de sa nature de femme, l’intégrité de sa personnalité, la grandeur de sa rectitude morale, de son indéfectible refus, malgré les tortures et l’amputation des seins.
La loi de la cité, censée être représentée par le proconsul romain, a été transgressée. Cette transgression appelle une punition (la colère divine) et c’est l’Etna qui gronde. L’ordre de la Nature s’indigne de l’injure faite à cette jeune femme. La transgression de l’ordre des choses et la gouvernance romaine fondée sur le respect des Dieux et des valeurs ( « Virtu » la vertu classique ») s’en trouve brisée, conséquemment, l’équilibre est rompu, la cité s’enflamme dans la colère.
Agata fait figure de prodige dit la légende, quand, ses blessures, ayant miraculeusement cicatrisé pendant la nuit, grâce, dit on à l’intervention de Saint Pierre, Catane est alors secouée par un violent tremblement de terre. La population se soulève, obligeant le proconsul à fuir, mais il se noie, dans la rivière Simeto, écrit Charlotte Urbain, commissaire de l’exposition. Sa fin sonne comme une punition et un avertissement, tandis qu’Agata succombe; fin de la légende.
La Figure d’Agata inspire toujours durablement la ville de Catane et ses habitants dans une relation au récit fondateur de son supplice, ablation des seins, et à l’intervention des puissances supérieures (Dieu) dans une historiographie où s’échangent les intentions et les lectures politiques, idéologiques et religieuses. C’est dire que sa présence au sein de la cité de Catane, inspire à chacun, selon ses choix, une forme de reconnaissance, voire de connaissance, proche d’un mystère, si l’on interroge la légende dans le déroulement d’un récit fondateur, ou dans un engagement plus politique à travers ce féminisme dont elle devient l’ emblème, une icône (contre le cancer du sein), une figure de résistance.
Sa « figure » se trouve donc citée par nombre d’artistes siciliens, italiens, qui en « connaissent » et qui en livrent ici , dans les travaux présentés, la charge symbolique, contribuant à en faire revivre la « divine » présence pour en donner une lecture très personnelle, dans des productions sensibles et autonomes.
Les photographes témoignent, ici, d’une une forme introspective, situant un dialogue profond avec le symbole et le personnage d’Agata, par leurs travaux, dans le récit de l’expérience intime et psychologique, comme dans le prétexte à s’emparer de la condition féminine.
Carmen Cardillo en fait illustration immédiatement; quand on entre dans l’exposition, une sur-impression en négatif, grand format, présente un buste féminin aux seins pleins (la Renaissance, féminité, fécondité, intégrité du corps, Éros,) bras étendus en signe de crucifixion ou de réception (le Corcovado), geste coupé, (la problématique de l’ablation reprise par le cadrage) branches d’olivier avec olives et feuilles en surimpression, redouble la symbolique de l l’intégrité du corps féminin dans sa puissance germinative, à l’ordre de la Nature, l’ordre du monde. L’olivier est symbole également de paix, de victoire, de confiance en soi, de force.
La photographie suivante, image négative des pieds, montre une élévation, une légèreté, un envol. La photographie suivante est un portrait de dos, trois quart dos, profil perdu, port de tête gracieux, longue chevelure sensuelle roulée sur elle même, fleurs royales en surimpression, pour dire l’Eden retrouvé, l’assomption réussie. Cette série de photographies met en scène cet autre côté du miroir, ce pole de l’invisible présence du féminin dans la part allégorique de la lumière inscrite au sein de la chimie même de l’image. Est énoncé ici que la photographie peut ainsi saisir dans son mouvement la spiritualité de la lumière qui l’anime et l’adoube; lumière d’or féconde, vécue dans une Poétique de la sublimation, dans un dialogue symbolique avec la « Sainte » , dans son unité référentielle, portant en elle, le divin, l’invisible, la force, la confiance, la victoire. Agata, par son combat, s’est affranchie de ce monde livré aux passions négatives, s’en affranchit pour renaître à un point supérieur de l’être, ce que la figure de la Sainte établit, à travers le dispositif photographique en lien avec l’hagiographie religieuse.
Carmen Cardillo raconte, en préambule de ce travail, que cette symbolique est bien vivante à Catane, non que la « Sainte » apparaisse ici ou là, mais que visiblement sa présence est inséminante, référentielle, active dans une une inter-action psychologique avec le mythe, la Cité et ses habitantes, phénomème assez curieux pour être mentionné, comme si la sainte était toujours présente en ces lieux, toujours active, dans l’invisible, comme dans l’âme des catanaises. L’artiste se soumet en conséquence à une forme d’éblouissement, d’épiphanie, d’insémination des images mentales (onirisme actif), travaillant à leur émergence, à leur accouchement. Cette Cosa Mentale semble bien être la preuve qu’une insémination s’est produite pour engendrer ce travail dans cet éblouissement sage, ce dont nous sommes, aujourd’hui, non seulement les témoins, mais surtout les destinataires. L’œuvre a pour vocation de faire témoignage, réflexions, dans un continuum actif.
Le travail photographique de Carmen illustre l’inspiration de la « Sainte », qui concrétise par ce rêve d’élévation et de réception paradisiaques, une affirmation de soi dans un combat, sans concession et victorieux des représentations mortifères d’un certain ordre patriarcal, mafieux, morbide.
Le fait anthropologique s’affirme également chez Gaetano Gambino, mais d’une façon autrement masculine. Si le voyage intérieur de Carmen a cherché puis trouvé une forme accomplie du sublime, en tant qu’expérience mystique (celle qui relevait autrefois des initiations des cultes à mystères, Éleusis, Orphée…) et qui sont restées permanentes mais secrètes chez bien des artistes, Gaetano inscrit par sa photographie la charge émotionnelle du regard des statues antiques, rendant à Nerval et à Pythagore (vers dorés) une politesse toute romantique, philosophique. Il est des âmes qui voyagent et qui s’abreuvent de ces regards, statues de pierre, inaltérables, vaisseaux précis de la présence échue et disparue, dans l’ambivalence de ses présences-absences, cherchant à percer le rêve inaugural de cette nuit où tout fut dit, arrivé, recouvert aujourd’hui de silences, mais, pour qui sait écouter, encore agi par l’immémorial d’ une séduction ancienne; une tension s’est ainsi crée entre la présence immanente du dieu, de la « sainte », à l’étrange regard et ce qui continue à habiter ce corps de pierre, fines proportions, temps disparus et présents, articulations des songes pris à ces fils invisibles, présence échue du divin dans ces formes à la statuaire classique.
Gaetano Gambino écoute plus qu’il ne voit ce regard à la présence inavouée. Il établit entre les pièces qu’il extrait du musée anthropologique, une sorte de communion secrète, de dialogues des temps, de ce classicisme, de présences et de voyages. Comment ne pas être ému par ce visage de pierre aux yeux ouverts, aux lèvres charnues, au nez aquilin, à la chevelure tressée d’épis et à ce regard si tendrement humain, dont le souvenir caresse déjà la silhouette triomphante et magnifique de cette jeune femme peinte en sa grâce et sa beauté féconde, en sa lumière lactée, en ce corps ployé vers son cercle, où surgissent l’ombre pubienne, le nombril et les seins prodigues et pleins… vision picturallement enchantée, enchanteresse, portant la grâce de Perséphone et de Céres, toutes deux images de la Fécondité et de la Grande Mère, magique et fécondante, Isis. Tout cela augure des secrets anciens et des dialogues avec ce qui fut autrefois la promesse de demain.
S’agirait-il là d’une forme de retour d’un refoulé, voire de pratiques où ce numineux fait retour sur la « civilisation » souffrante dans la perte de son chant, présent dans tous les cultes à Mystère, notamment au troisième siècle, en Sicile, dans ce qui a concurrencé la chrétienté naissante, Mythra et le mithraïsme; que comprendre de ces manifestations entre le fait anthropique et la réalité de ces superstitions ou de ces « miraculum », prodiges, choses étonnantes, choses extraordinaires, merveilles. Quelque chose résiste définitivement à l’entendement, au rationnel de l’époque, à cet irrationnel libre, qui présuppose une forme de libertés et d’écoute en soi, pour pouvoir (re)cueillir ces particules élémentaires d’un temps échu, mais encore présent, discrètement, pour qui sait…
Il en va de cette intuition qui fait jonction entre ce rationnel et cet irrationnel et dont s’empare visiblement Egidio Liggera dans une création visuelle légère et intensément engagée. « Les œuvres photographiques contemporaines d’Edigio Liggera représentent de différentes manières cette icône immortelle qu’est Agata, symbole unique de victoire et de liberté... » dit le texte introductif. Ce professeur titulaire de photographie à l’Académie des beaux-arts de Catane impose une image qui donne à Agata son visage moderne, celui d’une jeune-femme actuelle, héritière de cette beauté classique très renaissance, très christique aussi, dans le geste appuyé où elle offre ce gâteau, symbole du sein coupé, photographie faisant l’affiche de l’exposition. Une sorte de communion moderne et mystique semble proposée dans ce relais iconique. L’affiche prend en compte le contenu de la légende, le visage de Madone, s’accorde à la grâce de la « sainte », tandis que le regard bleu, intense de la jeune femme qui incarne ici Agata, rend compte, dans une dureté, des violences faites aux femmes, depuis toujours, portant le message féministe, droit dans les yeux, fixité des pupilles, colère insoumise tendue à la clôture des lèvres. Ce syncrétisme réalise l’accord entre cette tradition religieuse dans ses nombreuses formes et interprétations et sa signification iconique actuelle; un engagement politique point dans son épée.
Le sacrifice, la résistance aux tortures, l’accomplissement du destin d’Agata, toujours vivante au sein de la région de Catane, dans son aura mystique, comme dans sa présence vivante, dans une ferveur religieuse intense, cérémonielle, (on pense au pélerinage annuel et aux manifestations qui accueillent, chaque année plusieurs centaines de milliers de personnes) dans le combat féministe militant, sont un fait social et anthropologique, exceptionnel, c’est pourquoi, sans doute, Charlotte Urbain a souhaité soulever le voile, ou plutôt les voiles de cette réalité qui apparait bien différente, selon que l’on se place ici ou ailleurs et qui connait à travers cette exposition cette finalité discrète d’entrer en résonance avec cet inconscient collectif de la région et de la ville de Catane, puisque l’exposition est une conséquence de ce qui semble assez irrationnel pour nous convaincre que nos superstitions sont également une forme active de cette conscience toujours en éveil, et toujours en lutte, pour laisser au Vivant la primeur de ses dialogues…c’est à dire, ici, le vivant de la figure d’Agata et son immanquable insémination, réelle, fictive, militante, supposée dans ses effets et dans ses causes mais actives et providentielles dans ces productions….plus que jamais Agata est présente.
Une exposition à ne pas manquer.
Paris, le 15 Juin 2023.
https://www.fragonard.com/en-int/exposition-siamoagata-2023?&panier_pays=FR
https://www.artsixmic.fr/2023-04-05-le-musee-fragonard-met-les-femmes-a-l-honneur-162285-2/
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