WILLIAM DANIELS TURNS THE WILTING POINT.
LES GRANDES SALLES DU PAVILLON CARRÉ DE BAUDOIN EXPOSENT CINQUANTE NEUF TIRAGES PHOTOGRAPHIQUES DE TRÈS GRANDE TAILLE SUR UNE SÉLECTION ÉTABLIE PAR MARIE LESBATS. LE TRAVAIL DE REPORTAGES PHOTOGRAPHIQUES DE WILLIAM DANIELS RETRACE DIX ANNÉES DE VOYAGE DANS LES ZONES DE CONFLITS EN CENTRAFRIQUE, CACHEMIRE, KIRGHIZISTAN, FRONTIÈRE MYANMAR-BANGLADESH, S’Y JOIGNENT ÉGALEMENT DES PHOTOGRAPHIES PRISES EN RUSSIE, SYRIE ET FRANCE.
Pour autant, il n’est pas question ici de chercher au delà des souffrances qui sont chairs et âmes dévastées, corps de la photographie et sujets du “Voir”, une fascination morbide et un constat apocalyptique. Il est plutôt question, dans un retour du don que la photographie fait au photographe, de porter une réflexion, dans un parcours libre, sur les arcanes de cette Anti-Odyssée, où s’inscrivent et la vie et la mort.
Tout un langage visuel, aux influences picturales affirmées, on pense indéfectiblement aux corps suppliciés du Caravage, à ce cru qui s’affirme dans la pénombre, au traitement de la lumière, à ces clair-obscurs qui révèlent et qui glissent plus qu’ils n’affirment, à une proposition esthétique entièrement assumée. Cette beauté est un contrepoint salvateur aux réalités terribles photographiées, la preuve d’une liberté en acte qui fonde son “souffrir avec”, sa sympathie dans les rouges et les noirs, se coule dans la profondeur de l’instant, menant de concert une double affirmation de son propos; à la fois une manifestation ardente de sa propre liberté créative de photographe et un témoignage qui s’extrait du pathos tout en ne retirant rien de l’atrocité dont il est témoin. Ce chirurgien de l’instant est un pianiste ailé, faisant disparaître le trauma pour mieux éveiller au chant de la vie, conséquemment à ces douleurs, ses deuils, mais aussi au sortir des épreuves, au retour de l’air et de la paix, à l’espoir, faisant ainsi un portrait de la Condition Humaine. Ce travail est par ailleurs extrêmement bien documenté, William Daniels a bien perçu tous les enjeux des situations politiques que traversent ces régions. L’universel de la douleur rencontrée en ces terres proches et lointaines fait ici question et sens, d’où le titre de l’exposition.
Le titre de l’exposition est à ce titre clair, même en anglais – Wilting Point:
“En botanique, le « wilting point » (ou « point de flétrissement », en français), est le seuil au-delà duquel une plante, par manque d’eau, ne pourra plus survivre.”
S’inscrit entre autres une conscience dénonciatrice, sans qu’un propos universaliste soit plus formé dans l’instant, faisant place à une ambivalence entre ce que les pays dominants (impérialisme) ont légués comme situations explosives localement dans le découpage de frontières et l’absence totale de respect des territoires de certaines ethnies, brassant des populations aux pratiques religieuses différentes, rendues hostiles, les unes envers les autres. Dans ces contextes, ces situations, William Daniels met en place une photographie qui témoigne dans une distance réelle, de cet état de fait comme dans un rapport à l’image non idéologique personnel, et surtout libre, libre de couler l’œil éternel dans l’instantanéité de l’ombre, de porter le regard, physiquement sur l’insoutenable, assez différemment de James Natchwey, il est vrai.
La difficulté pour le chroniqueur est sans doute de ne pouvoir dissocier le langage esthétique de la photographie et sa raison “politique”, d’estomper leurs rapports pour ne parler que photographie et scénographie, distribution transversale des images sur les cimaises et les salles, dans une finalité qui assemble une progression, allant de la lumière des premiers pas à l’ombre des derniers, dans un processus panoptique, la salle du chaos. Cette marche du jour vers la nuit est a priori symboliquement une anti-marche, une descente aux enfers, un épaississement de l’ombre et une intensification du cauchemar. Toute l’intensité dramatique de l’exposition trouve, à mon sens une certaine résolution dans la salle trois, où la scénographie choisit d’ouvrir l’intériorité et la picturalité du geste photographique, sanctuaire du photographe, appelant une autre forme de résolution, qui fonde son geste dans un rapprochement avec la façon dont les peintres cités ont inscrit par la texture et la couleur, le détail et les formes ces scènes de crucifixion, de corps écorchés, de puissance pacificatrice de l’ombre où “repose” l’attention défaite par la mort. Une forme de dénuement prend alors en charge ce tragique du dénouement, une force s’exhale de ces chemins de croix par la rédemption et le rachat. Faut-il voir chez le photographe cette dialectique opérer et passer le point de non retour, ce wilting point qui fait question?
William Daniels déclare d’ailleurs : « Nous avons rassemblé des sujets qui se situent sur des lignes de fracture, sur des lieux instables de manière récurrente : il y a eu cinq coups d’État en République centrafricaine depuis son indépendance en 1960 ; les clashs entre Kirghiz et Ouzbeks [au Kirghizistan, ndlr] sont réguliers ; les Rohingyas traversent la frontière [entre la Birmanie et le Bangladesh, ndlr] depuis quarante ans… » Il s’agit d’une mise en relation des « points de friction récurrents dus à l’histoire de la construction de ces États, comme si une onde de choc se poursuivait à travers les générations : c’est cela qui est commun à toutes ces histoires. Nous nous sommes rendus compte que nous étions souvent dans une espèce d’entre-deux, avec la sensation d’un temps suspendu ».
Une forme de rébellion intelligente opère un changement de tropisme dans le reportage afin qu’une part d’ humanité s’affirme malgré tout. Comment sortir du dilemme d’un témoignage qui ne veut rien céder de sa dénonciation au système dans lequel il est produit? Comment montrer la mort sans mortification, sans être plus objet de son pouvoir mortifère, sans succomber à sa béance par son instrumentalisation?
William Daniels est arrivé à décontaminer son regard de la fascination de la violence et des chocs reçus en retour, des codes du reportage traditionnel à destination d’une presse qui a besoin de sensations fortes, de spectaculaire, voire de cadavres et de situer conséquemment son action au centre des événements, d’être au contact, de la brûlure intrinsèque de la béance de la mort, préférant évoquer, plus que montrer, détourner le regard porté vers cet ailleurs, arbres, nature particulière pour dévier ces chocs déflagratoires et reprendre son souffle, ce faisant, il nous porte aussi ailleurs, hors de l’arène, vers les berges de réalités visibles, accordées entre elles dans cet invisible de la terreur et du drame par échappements personnels. Détruire, dit-il symboliquement, les codes du reportage pour affirmer le lien transcendantal à toute situation résultant d’une explosion des logiques meurtrières, ethniques, raciales, religieuses
C’est sans doute pourquoi cette salle trois, qui précède celle du Chaos, assemblant 60 m linéaires de grands tirages, plongée dans la pénombre, exalte un autre regard, un autre travail d’ordre plus esthétique et sur tout plus pictural, une “sagesse” opère une transmutation du feu et des larmes vers un autre territoire fait de couleurs, rouge, le bleu des yeux de cette femme russe, dans l’intensité de sa prière, ou le corps d’un homme sous un drap en Centrafrique, dans la pénombre de la mort, un Géricault, les ors d’un portrait d’une des victimes des attentats à Paris, le foulard rouge enrubannant la tête d’un rebelle syrien…
Tout est pictural et photographique, Williams Daniels fait oeuvre au-delà du témoignage, il entre dans l’essence même de ce qui fait Art, c’est à dire l’articulation de la photographie et la naissance d’une esthétique personnelle qui prend en charge sentiments, expressions, volonté et involonté et qui agit par alchimie entre l’être et ce qui le traverse pour lui accorder une résolution finale qui “danse” puis s’établit définitivement.
William Daniels – The Wilting Point -> 11/04/19
Pavillon Carré de Baudouin, 121, rue de Ménilmontant 75020 Paris
https://www.evous.fr/Nouvelle-exposition-au-pavillon-Carre-Baudouin,1156832.html
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