ISABEL MUNOZ, L’ANTHROPOLOGIE DES SENTIMENTS
….L’excellent ouvrage d’ Isabel Munoz, “l’anthropologie des Sentiments » porté par the Red Eye inscrit une attitude ROCK dans une liberté créative s’attachant aux corps qui se déploient devant cette Camera Clara, qui lui est propre. Netteté des intentions, efficience des photographies, un contrat réussi entre un tour du monde des pratiques plus ou moins rituelles allant des photographies sur les trans-genres aux scarifications, des tatouages aux peintures corporelles, des corps suspendus par la peau aux corps auto-suppliciés de Thaïlande. Tout un panorama s’écrit dans sa diversité. Les acteurs de ces pratiques, souvent incomprises, s’affirment dans ce que leurs choix dessinent de leur être en osmose avec la photographe, qui est partie prenante de cette affirmation solide et têtue. Le texte introductif annonce une relecture “néo-primitivisme” des travaux photographiques récents d’Isabel Munoz, de fait Shaolin remonte à 1999 et Fragments à 1995, pour les plus anciennes séries, les autres séries appartiennent aux années récentes et se sourcent à ces recherches qui ont fait entrer Isabel Munoz dans le panthéon des photographes, toujours en alerte, toujours en mouvement… mais pourquoi néo-primitiviste? Sans doute parce que les sujets sont issus de la vie quotidienne et que ces gens sont des gens du “commun”, que sa sensibilité prend le pas sur la technicité, travail profondément matérialiste intégrant l’homme au monde. Tous ses sujets s’offrent face camera. Isabel Munoz les prend à bras le corps, dans cette intensité, les yeux dans les yeux . Une mise en perspective de l’irrationnel gouverne toutes les pratiques auxquelles les corps sont soumis, au fil des pages. Ce travail est une réponse assumée contre tous les voyeurismes à l’oeuvre, dans la société, pour en faire un témoignage clair et convainquant. Ces pratiques sont avant tout des pratiques socio-culturelles individualisantes, aucune morale ne saurait les juger.
Isabel aime ce face à face où peut s’exercer un regard juste et complice dans une attitude d’affirmation. Le fait de poser son sujet devant elle suffit à déclencher une représentation juste dans une affirmation des sujets dévoilés devant et par elle…pour un constat contestataire et libérateur. Le désir de représentations, de situations, de prises de positions justes s’affirme contre toute tentative de normalisation et de lissage des images, autrement validées par un protocole social et compassionnel, ici le sujet et rien que le sujet… rien ne doit faire obstacle, envahir le champ de l’image, dans un parasitisme du message essentiel qu’est le sujet. C’est un parti-pris d’essentialité et de message direct , toute une photographie prend position en fonction d’une vérité à exprimer, vérité de l’instant, vérité des corps dansant ou statiques, de leur agir (se suturer les lèvres, s’enfoncer des poignards dans la joue), de leur transfert, de l’encodage des signes ( peintures, tatouages) de leurs mouvements (l’équilibre) et des dispositifs par lesquels ils se rendent libres (les suspensions, les machines, les lames qui traversent les chairs)…
“ L’anthropologie des sentiments”, se constitue page à page, des voyages à travers le Japon, Kudo San 2016, Murcie, l’eau, le Congo, album de famille (2015-6) les grands singes, exposé à Mérignac, la Bolivie avec Mythologies, Fragments, Sexe, photographies de studio, Hijras en Inde, Trans au Brésil, en Chine avec Shaolin, Nine gods en Asie. C’est une forme de panoptique au sein de toutes les strates des sociétés urbaines ou tribales, une extraction de l’universalité du genre.
Kudo San 2016, la première photographie du livre établit toute une filiation avec Le Caravage, Goya, dont la lecture poursuit cette quête incessante de l’époque et de ses relations avec un corps « écorché », en tension. Le choix reposant pour Isabel Munoz, sur un « équilibre”. Métamorphose 2, tout particulièrement rend compte de « supplices », voire de pratiques rituelles qui sont ici interrogées par cette notion d’équilibre et de paix, à quoi la souffrance peut elle s’intégrer, sinon dans le renversement de la douleur sacrificielle en autre chose. Et vers quels territoires secrets ces états portent ils? Autant écrire qu’un irrationnel s’est emparé des signes extérieurs, empreintes, écritures, tout signe marquant la peau pour que l’être retrouve le lien secret qui unit transcendance et immanence, soit, quelque part la recherche d’un secret auquel il faut sacrifier ou faire don de soi, qui fait douleur et sens et qui, à nouveau, réintroduit le Sacré au sein de la vie.
Tout l’ordre social s’épuise à former des artefacts, des faux semblants au profit de simulacres, à produire un hygiéniste, à pratiquer un corps poli, lisible socialement, sain, publicitaire, un corps idéalisé, virtuellement intégré. Ce qu’Isabel impose par sa photographie est un retour de la paix intérieure, du voyage intérieur, de l’expérience autonome, de la ré-appropriation d’un corps sujet, issu de l’expérimentation, cherchant dans la chair, l’harmonie, entre Éros et Antéros, (ce qui attire, ce qui repousse), forces primordiales du vivant, à la recherche d’un équilibre plus fondamental, entre soi et le monde. Hors des sentiers balisés de la marchandise au niveau mondial et de sa pénétration dans toutes les aires géographiques, (il n’existe plus aucun paradis), les sociétés sont de moins en moins capables de justifier, de refonder le lien primordial entre les êtres, les groupes. Isabel Munoz fait état de pratiques diverses selon les groupes, censées retisser des liens que les systèmes dominants ne sont plus capables de produire. Elle met en scène ces invisibles démarches pour en faire le fil rouge de ce livre, un voyage des corps entre pesanteur et apesanteur, entre envol et vol, entre extase et joies au delà de ce que la photographie peut montrer des corps ployés, traversés, élèves, suspendus, traversés; la série Métamorphose est à ce titre remarquable. Ce livre est un travail sur l’extase dans une proposition souvent onirique, une sorte de sommeil, de suspens, il nous porte au bord d’un jouir, écrirait Deleuze. Le talent d’Isabel est bien d’avoir su photographié ces instants où un abandon magnifique a saisi ses sujets, pour nous les offrir, nous les confier sur le fil du regard, au bord des yeux, comme on aurait pu dire au bord des lèvres, sans pathos artificiel, dans toute la force de leur « démarche », de leur expérience, si sacrificatrice et douloureuse qu’elles puissent apparaitre. Et l’on se dit, fiction ou théâtre, pour ceux qui n’en n’ont ni le courage, ni la nécessité, que la douleur a un point doit se retourner, par son intensité, dans le sublime et l’extase; n’est-ce pas ce que l’on peut lire sur certains de ces visages?
Les images sont d’une grande douceur, ployées aux buts infinis de la peinture, mémoire antécédente, temps référentiel…. distance, également dans une approche très contemporaine où s’évertuent la beauté des gestes, la présence des regards, le secret des masques, la nacre de la peau, la beauté plastique des sexes, où toute lumière est principe actif d’une “révélation”, d’une présence, où visible et invisible conjuguent et tissent l’improbable situation de ces corps portés à la paix dans une tenue et une délicatesse essentielles, au delà de la douleur inconnue par la paix consentie qui fait alors image, terme des préparations, des transformations, des changements d’états…dans cette vertu qui est don…; ce en, quoi résonne cette peinture espagnole qui évoque entre le 15 et le 17 eme siècle les suppliciés, dont la lecture serait devenue plus intérieure, dans le sentiment d’adoption, de partage, qu’elle communique, est repris comme une mythologie moderne active et prolixe.; loin des chemins si religieux et baroques des processions des saintes que les sociétés catholiques et Isabel connaissent bien, un lien aux mystères à travers l’hystérie n’est pas moins étranger au panorama actuel des acteurs du livre, mais avec une différence cependant majeure, Isabel Munoz établit ses hôtes dans un envers de ce que ces processions maintiennent sur les foules, où la décompensation collective a lieu en place d’une libération personnelle.
Isabel Munoz établit un pont entre toutes ces personnes photographiées dans les 200 pages de l’édition noire aux lettres d’or. Elle s’éprend de cette résonance indicielle et construit toute une approche à travers ce qui relance l’intérêt d’une pratique anthropologique quand les sentiments viennent à doubler les sensations pour donner en partage la LIBERTAD qui circule sous les pages du livre, en tant que valeur. Il est une sorte de réparation de ce mal être pris à la source dans son épissure rituelle quand la photographe espagnole s’en empare pour le bien dire, le bien montrer, assez noblement. Elle redistribue ainsi toute la charge sociale, profane et sacrée, de ces pratiques. Isabel Munoz restitue le fondement de ces pratiques étranges pour élire ce qui fait l’authenticité de chaque choix. Elle couche ses héros modernes au point de leur béatitude, de leur incandescente sagesse, là où une perfection a joué, les Shaolin pour exemple.
La dernière photographie du livre est un auto-portrait en Noir et Blanc ou un regard inquiet (on pense immanquablement à Bunuel ) fait état d’un refus. Ce direct dit toute la violence inscrite dans la série référentielle de sismothérapie à Kinshasa. Est ce une métaphore ou une mise en garde contre les temps à venir?….Et si Bunuel n’est pas si loin , c’est que les ombres claires du surréel ont contaminé l’énergie Rock, dans une “belle” photographie, un peu esthétisante parfois, mais assez “pure” pour mener un combat d’images contre l’aporie du réel, cette béance qui fixe le déni et la négation. Le déploiement des équilibres conquis contre l’inertie par la photographie, en fait un témoignage alerte, une contre-verse contre l’apathie décérébrante. Il indique que les lois physiques ne sont pas livres clos…mais lèvres aux charmes propres au dé-lire, à la jouissance, à l’envol, dans une restitution des forces qui travaillent contradictoirement à l’arrachement des contraires et que le corps, au premier plan, est un signe majuscule fait des signifiants qui l’éditent dans son immanence et sa transcendance, cherchant à travers l’Histoire à affirmer une singularité essentielle, collectivement. La photographie d’Isabel Munoz est ici un manifeste politique au sens plein du terme, c’est sans doute pourquoi the Red Eye s’y est inclus passionnément, afin d’affirmer ce parti-pris de liberté et d’indépendance.
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