Exposées à La Maison Photo de Lille sous le commissariat de Nathalie Locatelli, seize auteures signent ici une contribution essentielle et formulent, chacune, des réponses singulières à travers les oeuvres présentées réfléchissant l’actualité de la photographie marocaine.

COPYRIGHT-Yasmina-Bouziane_Sans-titre-n°6-alias-La-Signature_1993-1994_Courtesy-de-lartiste-1-copie-686x1024 LES MAROCAINES, MP DE LILLE ART PHOTOGRAPHIE
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L’exposition Les Marocaines, en questionnant l’image de la femme marocaine dans les représentations anciennes du colonialisme, puis, aux seuils des années soixante, celles plus esthétisantes d’Irving Penn, ont payé un lourd tribu au regard masculin. Si Penn a fait preuve d’un immense respect face à cette féminité, il reste pour le Festival l’expression d’un regard masculin extérieur, son regard relevant tout de même d’une forme d’ ethnocentrisme.  On l’a compris, cette exposition est dédiée aux regards des femmes marocaines revendiqué comme tel et de leurs prises de position dans un contexte historico-politique plutôt adverse. L’exposition commence par ce chapitre chargé d’histoire, un rappel de ce que furent les femmes marocaines, à la fois comme objet sexuel puis comme objet esthétique, ou ethnique, un appel à la conscientisation est lancé dans ces prises de parole multiples afin de faire oeuvre et débat, dialogues, le statut de l’Autre s’en trouve convoqué.

C’est là un point de départ majeur pour aborder ensuite le cheminement des productions plus récentes, voire actuelles, qui ont fondé un combat du retour à la question identitaire et personnelle, dans la critique et le témoignage de ces travaux où un fil rouge s’inscrit remarquablement.

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Exposition Les Marocaines MP LILLE ©Carole Benitah

Par un chemin global de libération, toute une représentation des femmes, corps et esprit, se trouve non seulement questionnée mais projetée dans cette poétique de la Libération. Poétique de l’éphémère ou de la persistance,  de la psyché se dégageant des forclusions de l’Interdit, d’histoires personnelles et de revendications d’un statut différent, de l’évocation des quotidiens dans la résultante des processus répressifs, des éblouissements solaires aux rituels différents initiant ces mouvements de la conscience et de l’être. Tout cela est inscrit presque panoptiquement  dans une distance,  par un appel au soulèvement de soi et au combat contre l’ordre du monde. En effet le statut des femmes marocaines, par le biais des artistes exposées, répond de l’ idéologie dominante faisant d’elles des objets, fantasmés et réifiés des pouvoirs politico-religieux, sédimentations des interdits, paradoxalement forclusion du voir.

Est ainsi décryptée, mise en photographie la violence de cette réduction et, à travers ce panorama, une sociologie de ce dont se sont emparés tous ces regards, territoires de l’ intime, corps, écritures, mise en scènes, spécifiquement féminins. Toutes ces jeunes femmes prennent en charge directement leur propre image et affirme leur identité spécifique, racontent, mettent en scène violences et dénis, objectivations des forces qui condamnent ainsi la vie en corps et en esprit. Un JE est né, Je historiquement enthousiaste même s’il s’avère en partie meurtri, parce qu’il répond de l’Universel et de la Joie profonde de toute libération et du pas où s’affirme une marche vers la Lumière, processus hugolien, vers cette modernité qui appartient à tous.

Un précipité du contexte social et historique s’en trouve profondément interrogé dans ce renouvellement salutaire alors que tombent les masques. Une sincérité dit la fragilité des femmes, appel à l’amour contre le déni, à l’écoute, à l’égalité, au vivant. »Je suis comme une veuve inconsolable et je ne sais pas ce que j’ai perdu, je suis comme une veuve inconsolable et je ne sais pas ce que j’ai perdu « , est répété ad nauseam sur ce portrait aux lèvres closes comme pour évoquer la forclusion et la perte dont le refuge relève du déni, dans une évocation de l’irréconciliable. Certaines blessures ne cicatriseront pas, dolorosa…sans que pour autant le protocole compassionnel interfère sur la puissance des dires et des faires, dans toute la riche articulation que proposent ces travaux comme une édition en soi d’une vérité qui blesse. Et par ce mouvement interne, dans une objectivation, se trouve précipité et le contexte négatif comme référent et la clarté de ces voix qui s’affirment dans leur identité propre, par ce Je qui fait oeuvre.

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les marocaines MP Lille

Ce corpus général se trouve en quelques points répondre à un cri, à un besoin profond de libérations et de transformation de cette société abrupte, autoritaire, des structures politiques et religieuses, qui ont si longtemps permis aux pouvoirs d’exercer une domination sans partage sur ces femmes, en les reléguant à ce statut d’objet, et pratiquement à autoriser, dans les liens familiaux et sociaux une forme d’esclavage. Les femmes, le corps des femmes, objets du fantasme des hommes revendiquent ici par un processus d ‘énonciation, scriptural et symbolique le statut plein d’être pour elle même le point focal de l’histoire d’un assujettissement et conséquemment d’une libération.

Les oeuvres exposées sont virales, elles établissent ce sens de l’histoire et permettent une insémination libératrice de ce que furent les causes profondes de l’aliénation des femmes marocaines. Un ici et maintenant amalgame ces propos précis et sensibles, ouverts et contributifs, éléments de dialogues et de reconnaissances actives, hors du cri des corps ici mis en scène à travers histoires de l’intime, narrations, installations, photographies, films.

La question du corps féminin comme territoire politique, objet social, est au premier plan de ces oeuvres comme celle des éléments symboliques qui innervent les représentations actuelles et soufflent un ciel chargé de nuages noirs, alors que le bleu du ciel n’est plus entièrement masqué.

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les marocaines MP Lille, ©Yasmina Bouziane

Lié, à une volonté de défaire toutes pulsions mortifères, de poursuivre une quête de sens vers une autonomie et une reconnaissance de Femme libre, les seize artistes engagent un travail de Mémoire personnelle et politique, vers une affirmation de soi comme sujet, sujet de soi et non plus objet du pouvoir, d’un système ancestral de domination. D’où le titre de l’exposition “Du regard de l’Autre au regard de Soi”, tout un cheminement, fait des chemins multiples, depuis cette première affirmation du travail de Yasmina Bouziane, série d’auto-portraits où se déconstruisent les codes passés de la représentation des femmes dans le regard masculin.

Bien des citations, de la danseuse du ventre à l’utilisation du voile agissent comme des provocations qui retentissent au regard dominant( celui du père inclus ) comme des ferments de réflexion pour que le statut des femmes puissent s’affirmer face au pouvoir clivant, l’une ayant inscrit l’image de la prostituée dans la mémoire collective marocaine, l’autre se situant dans une attitude moderne où la pause ne s’identifie plus comme telle, mais devient un référent historique obsolète, indiquant une perte de la charge symbolique et affective, pour qu’un humour puisse s’en emparer et jouer de plus de légèreté compensatrice. Le monde peut être libre et l’égalité des désirs peut aussi programmer d’autres relations, ouvertes, aimantes,  hors du champ de la domination et du pouvoir. En s’emparant de tous les référents chargés de cette histoire de la représentation aveugle, Yasmina Bouziane dépense les blessures symboliques qui ont été le quotidien de milliers de femmes par le passé.

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©FatimaMazmouz-Courtesy-Galerie-127-BOUZBIR-UTERUS.jpg www.TurboMosaic.com

Le travail de Fatima Marmouz traite de l’image de la prostitution dans le contexte colonial, à l’intérieur de Casablanca, dans le quartier des prostituées construit spécialement à ces fins par l’administration coloniale française. Fatima a repris ces photographies de jeunes femmes prostituées et photographiées comme telles, pour faire souvenir aux soldats du contingent et leur superpose un filtre fait de photographies d’une multitude de vulves, uterus malades pour signifier cette corruption et ce détournement mensonger. À plus d’un siècle de distance il est encore nécessaire d’altérer la propagation du fantasme masculin (le corps comme objet sexuel) et retourner sa problématique dans l’acte social. Une corruption maladive de l’utilisation par la force est ainsi reliée par l’image de la maladie à sa correspondance symbolique, un mot d’ordre pourrait en naître…

L’époque des printemps arabe a sans doute joué beaucoup, sur un autre plan, pour la remise en cause des autocraties de fer et la possibilité d’être plus libre de soi. Mais c’est de plein pied avec toute l’énergie actuelle de revendications générales, tant en Afrique qu’en Europe, dans ce mouvement de ré-appropriation des questions essentielles que ces travaux prennent place, le plus productivement. Ils éclairent de leur propos fondamental la question identitaire dans ce qu’elle a à voir contre tous les absolutismes, contre tous les systèmes de contraintes et les manipulations autoritaires, les peurs, la répression, le recours à l’emprisonnement, la collusion, la contrainte, autant de forces négatives et occultantes afin de clore toute parole, l’interdit comme mode de domination permanent et exclusif, de forclore le processus d’individuation à la recherche de son expression propre, à la connaissance de soi même.

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©Safaa Mazirth, auto-portrait nu

« Cette exposition est à considérer comme la genèse d’une exposition de plus grande envergure (toutes les photographes ne sont pas ici montrées)  que les historiens ou curateurs pourront enrichir à l’envi .  Elle émane de l’observation faite au fil des années de la scène artistique marocaine, de sa pratique de galeriste, collectionneuse et de son engagement auprès des photographes émergents. »  précise Nathalie Locatelli, commissaire de cette exposition.

« Pour en finir avec le regard de l’Autre », autre titre possible, est devenu un Modus Operandi. En effet il fallait en finir une fois pour toute avec ce regard là, politique, ancestral, issu des pouvoirs en place, proposant une représentation obsolète, de fait un masque, afin de contraindre politiquement, psychologiquement et d’ immerger dans l’Immémorial de la Tradition, toutes questions essentielles, générationnelles, pour tuer toute naissance à soi dans le temps politique de cette construction, de recouvrir toute autonomie de la question identitaire essentielle, là où pouvait encore se superposer à toute parole autonome et libre, l’arbitraire mortifère des conditionnements. Toute la question tourne de fait dans ce rapport du poids des morts sur celui des vivants, et sur le processus historique qui, a un moment permet l’ouverture.

À la quête de son Verbe Être et de tout ce qui participe de sa propre question, constitue le propos central de l’exposition. S’y déploie un travail de dé-construction des représentations de la Femme marocaine et des codes qui l’ont instituée dans un imaginaire collectif occidental à travers l’Orientalisme de Delacroix, exclusivement, et intérieurement dans la représentation officielle des femmes au sein des structures ancestrales dominées par le pouvoir politico-religieux marocain. Là, point de salut!

L’exposition situe la naissance de cette autonomie de regards et de questionnements par l’émergence du travail de Yasmina Bouziane dans les années 1990. Il s’affirme définitivement par les travaux de Safar Mazirth et de Rim Battal.

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©Rim Battal, Noman’s land-16

No mansland de Rim Battal fait état d’une carte dessinée sur un corps féminin nu pour en dire les appartenances, pointer la colonisation, établir une cartographie des zones dites colonisées. Une carte mentale découpe des zones appartenant aussi bien à Michel le fournisseur qu’au personnage médiatique ou familial. Avec humour, ce corps, morcelé, devenu enjeu du pouvoir, corps de combat est aussi une terre vidée, vide, colonisée, et ne s’appartient plus. Cette terre sans homme est une terre vide, morcelée par cette colonisation. Établir cette carte revient à définir les composantes de l’aliénation et en proposer symboliquement le sens pour en prendre conscience à fleur de peau.

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© Safaa Mazirth, LES_MAROCAINESMP_LILLE

Le travail de Safaa Mazirth s’est singulièrement imposé tant sur le plan formel et plastique que par sa puissance de création. cela est sans doute lié à la provocation et au risque encouru au Maroc par une telle pratique artistique, en effet les nus féminins ne sont guère exposables comme tels sous peine de poursuites judiciaires voire plus.

Nathalie Locatelli, commissaire de l’exposition, est très fière de pouvoir exposer ces photographies à l’ombre combattue, où le corps se déploie dans une sorte de transe mystérieuse et où il met en scène un vocabulaire fait d’attitudes et de mystères.

Vocabulaire plastique portant le rêve de soi par delà la matière noire du cauchemar, réinventant la peinture et traversant l’obsession dans une quête de mouvements et, de danses, de sensualités avérées et de jouissances nocturnes.

Entre le silence des ombres et le rêve du grand soir, partagé et populaire, se trouve la muse tactile du temps de l’intimité, de la violence exorcisée dans un rituel païen fait de sortilèges et d’étoiles, l’ombre de l’âme se défait des prisons mentales quand surgit dans le mouvement la beauté radiante des formes, seins, pubis, ventre, jambes, dos courbé et nu, (non plus objet détesté du voir, mais sujet de lui même, aimé, fêté, paroxystique) et l’accroissement du temps par la conjugaison des yeux qui voyagent de la peau aux perles de la peau…

…. et dans ce ballet à la fois beau et étrange, le visage se libère et se charge, orages, centaures, scènes primitives, il semble qu’un oracle ait parlé juste et vrai des mots anciens revenus d’avant la mort, fontaine obscure de l’inénarrable nuit aux étoiles percées et à la haute prédominance faite de dates et d’huile….quand la pulsation du temps se réfugie au coeur de la blessure et que le monde boit à sa source…

la blessure est alors un chant.

Il ne faut pas hésiter en conclusion à pousser la porte de la MP de Lille, où cette exposition majeure essaime des oeuvres qui ont au delà de leur valeur toute l’attention et l’attachement qui convient aux libérations fondamentales et qui exhalent dans un cri profond cette liberté si chèrement conquise.

Les Marocaines exposées :

  • Asmaa Akhannouch
  • Fondation Leila Alaoui – Courtesy Galleria Continua
  • Karen Assayag
  • Rim Battal. Courtesy Voice Gallery
  • Ramia Beladel
  • Amina Benbouchta
  • Carolle Benitah
  • Jean Besancenot (collection Nadia et Stéphane Moreau)
  • Yasmina Bouziane
  • Ymane Fakhir
  • Houda Kabbaj
  • Zahrin Kahlo
  • Safaa Mazirh
  • Fatima Mazmouz
  • The Irving Penn Foundation
  • Hasnae Elouarga

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