Again and Again, Stéphane Duroy au BAL

Again & Again.

Partie I L’Europe du Silence

Cette exposition présente deux périodes du photographe, Stéphane Duroy. De magnifiques photographies documentent l’Europe du Silence sur quarante ans au rez de chaussée, en sous sol, dans la grande salle, le photographe se mue en plasticien, re-visitant son travail sur l’image, pour composer sous forme d’assemblages, de collages, les pages d’un livre infini, qui ne cesse de se dérober tout en s’étoffant. Unknown 2. De grands tirages, accrochés aux murs ainsi que des citations emblématiques renforcent ce dispositif. Diane Dufour directrice du Bal, Fannie Escoulen, commissaire de l’exposition, Cyril Delhomme, scénographe ont travaillé à faire d’ Again & Again une exposition importante. Neuf livres ont été publiés aux éditions filigranes sous l’oeil attentif de Patrick Le Bescont et renforcent la documentation de l’oeuvre photographique présentée.

1  L’europe du Silence

« Tout le temps on me prend pour un flic. […] J’ai jamais pris de coup de poing dans la gueule mais j’ai pris des coups de crosse, c’est différent. Pour passer inaperçu il faut tirer le premier : vite, vite, vite ! Et avoir l’air suffisamment idiot. « Cartier Bresson Aout 1969. Ces propos du Maître font écho à ceux de Stéphane Duroy , un « voleur d’images », (aime t il à dire) allant chercher chez l’autre ce quelque chose de très intime, sans lui demander son avis, parce que, « si je lui demandais, tout s’envolerait »  confie t il, relations difficiles, mais assumées dans l’arrachement au réel et l’aveu d’une réflexion conditionnant sa photographie.

A peine a t on poussé la porte de l’exposition qu’un silence quasi religieux se fait, la tension et l’énergie de l’oeuvre exposée irradient une forme de recueillement, un seuil s’ouvre, le regard s’active, la conscience se mobilise, devant les fenêtres ouvertes par les photographies au souffle lourd et lent, ou l’on ressent physiquement le poids de l’Histoire. On assiste, magnifique et douloureux, à l’éclat d’une oeuvre magnétique, quantique, sans pathos, assumée par la magie du témoignage, de l’écriture et de la réflexion. la photographie de Stéphane Duroy a une fonction théorique de Vérité, elle désigne le centre historique du Mal, Berlin, épicentre du nazisme, centre névralgique de l’Europe, puis frontière symbolique entre l’Est et L’Ouest, point radiant de l histoire négative du XX siècle. Un peuple souffrant sans rédemption, toujours en exil, à l’intérieur des frontières, politiques, sociales ou psychologiques, dirait on, migre ensuite vers le miracle américain, réduit à une imposture et à un leurre. Ce mouvement embrasse la totalité de l’exposition.

Dans les années 80, la plaie du nazisme se suture, mais l’absolue domination intérieure de l’Est se fait totalitaire, la Grande Bretagne de Tatcher, écrase la classe ouvrière. A l’Ouest, la réification avance en ordre serré pour consolider une société « démocratique » au conformisme bourgeois asphyxiant, annihilant la notion de sujet, société du spectacle, société de consommation obligent. Mouvements profonds de l’Histoire et contradictions internes et externes, mouvements sociaux et guerres, mouvements artistiques, produiront en Europe, Budapest, Prague, Mai 68,la chute du mur de Berlin, la fin du bloc de l’Es, aux USA, les mouvements civiques, la guerre du Vietnam, la Contre Culture, la Beat Génération et le Pop Art, entre autres.

On ne sent pas chez Stéphane Duroy une contestation ni une énergie politique, son champ d’observation est ailleurs, dans la mesure de la souffrance et le constat de l’exil, l’examen des traces laissées par l’holocauste et les paysages rémanents, traces vivantes de la Mémoire collective, de ce qu’est devenue « l’ombre » de l’humanité. Pour son travail de reporter, Stéphane Duroy choisit deux territoires, Berlin et la Grande Bretagne.  Son travail retrace Instants, extraits de vie quotidienne, accidents, états des lieux, fragments, images toutes intrinsèquement symboliques, appels à voir, en s’accordant à ce « fameux petit théâtre intérieur à la Brecht, qu’il mentionne comme élément psychologiquement préparatoire à la venue des images en lui. Son témoignage engage la totalité de ses humanités, sans réserve, sans idéologie, « reporting » visionnaire…

Quand on l’interroge sur le  pourquoi de sa photographie, il mentionne l’ennui de sa jeunesse, les évènements de Prague en 1956, ainsi que ses lectures, « Moravagine » de Cendrars. L’acte photographique comble l’ennui, l’oblige à voyager, le dispense de « travailler ». Stéphane Duroy ne s’est jamais considéré comme photographe. Il dit avec gourmandise et provocation « la photographie m’emmerde!… » ces propos sont ils juste l’effet d’un déplacement, d’une crise identitaire à rebours de l’énergie dépensée à la concentration extrême de son propos, de la puissante rentrée de sa photographie, d’un retour du refoulé en quelques sortes, d’un nouveau souffle, comme au retour d’une plongée dans l’extrême?

Toute l’oeuvre de Stéphane Duroy Reporter Photographe, est là, assumée en une quarantaine de tirages, s’étendant sur une quarantaine d’années, montrant et désignant les points aveugles de notre histoire commune, des gueules noires de cette classe ouvrière écossaise, d’un théâtre rouge sang à Lodz, en Pologne, d’une aube froide se levant sur la neige, d’un regard jeté par dessus le mur de Berlin, tout cri rentré et muet, murmurant, mystérieusement ces histoires aux confins du visible et de l’audible, dans le rais lent du jour, lumière éteinte des corps, paroles absentes, matières et paysages se dissolvant dans l’ombre de la nuit. On le voit Stéphane Duroy est un auteur, un écrivain, du côté de l’image, son point de vue documente une histoire qui tend à disparaitre, et q’une autre photographie à la Martin Parr est venue recouvrir, fait signifiant, notre mémoire collective est faite de sédiments, les périodes se succèdent et répondent à de nouvelles injonctions du Voir… Chez Stéphane Duroy, nous assistons au dévoilement, de ce que la mémoire a si longtemps évacué, refoulé de cette mémoire liée à cette Europe, tentant de se relever de la chute, écrite avec le sang de l’horreur, issue de l’holocauste et qui ne parvient pas, malgré le temps, à se réparer…. Ce travail se dresse contre l’oubli, intrinsèquement, presque quantique.

Sur le plan moral, éthique, pour Stéphane Duroy, le devoir de mémoire est un devoir du Voir Immanquablement et sans réserve, une nécessité vitale, parce qu’il témoigne du plus austère, du plus mortifère. Allusion à B.Brecht sur le constat d’une forme de désillusion, au travers de Cette Bonne Âme du Se-Tchouan, Brecht évoque toute la tristesse et la révolte de l’exilé, devant l’incapacité des peuples à faire échec aux structures de domination, dans cette partie de l’exposition, comme dans la suivante. Dans la « Promesse de l’aube » Romain Gary évoque cette promesse que l’aube ne tiendra jamais, promesse faite à la vie claire et lumineuse, issue des cauchemars nocturnes, matières noires dont il faut travailler la lumière pour naitre au jour. C’est  écrire que cette photographie est en prise constante avec l’examen attentif des peurs et des cauchemars, limons fertiles ou stériles, selon que cette humanité, toujours aux portes de la déchéance, arrivera  ou non, à  surmonter ses peurs infantiles et morbides, si elle veut, s’affranchir de ses peines et de ses drames.

Le travail sur Glasgow éclaire cette question: différents formats aux couleurs lourdes, éteintes, tons froids, s’éclairent parfois dramatiquement de rouge, peignent également en noir et blanc -Stéphane Duroy ne fait pas la différence entre les deux, le traitement de l’image est identique- la Dépression et l’angoisse, acteurs majeurs de sa photographie, dans cette austérité qui concentre l’éclat d’une scène ou d’une situation. Il y a cette femme en colère vieillie, silhouette absurde, traversant une rue déserte, figure axiale proche d’un Bacon, fantôme au regard perdu, dans cette lumière sans ombre et sans soleil, figure pauvre d’un théâtre de misère sous un ciel gris. Chez Stéphane Duroy, jamais, le soleil ne luit. Il n’y a pas de bonheur à vivre, semble t il. Ces hommes, accoudés au bar du pub le crient silencieusement, quatre regards interdits, arrêtés, happés, en train de disparaitre. Scène poignante, les personnages comme les lieux, témoignent de la dureté des vies. Comment le photographe a t il su, pu capter l’insoutenable constat de la disparition de la liberté et de la joie. Tout est funeste, irradiant et juste. Ce regard murmure la tristesse constante, la froideur du cadre de vie, les rues ombreuses et vides aux bâtiments noirs, toile de fond du Glasgow photographié; dans les vestiaires désertés des mineurs apparait un lieu mécanique, froid et distant, un lieu de relégation, de disparition, photographié sans personnage, dans une lumière blanche assez crue, comme si, soudain un lieu en évoquait un autre et se déplaçait vers un autre lieu, hérité de la mémoire, appartenant au même champ sémantique, celui des vestiaires du camp de concentration.

Cette photographie interpelle; dans l’Europe du silence, tout est déplacements et contaminations, il semblerait que Stéphane Duroy n’ayant pas photographié les camps, ait vu, se réfléchir, comme au pli d’un miroir curve, ce vestiaire là, qui procède de la même logique, symboliquement,  déplacement fantasmatique, d’un lieu et d’un temps à l’autre. Sa photographie réfléchit au delà de ce qu’elle identifie dans le réel, une autre réalité en écho, et c’est ce qui fait sa puissance, éveil des déplacements secrets du sens, d’un temps à l’autre et  plus encore, emportant le regard contemporain, jusqu’à ici, au Bal. L’écho, pris dans cette matière photographique concentre toujours, dans son précipité, l’effet miroir de l’entre-aperçu, de l’insoutenable, de l’indicible. Ce choc, devenu secret, semble parler en fantôme de ce temps si lointain et si proche, une forme quantique en soi, paradoxale et prégnante….quand un malaise nauséeux habite toujours le patient (l’Europe) et que des spasmes le secouent, dans son sommeil, sans qu’il ne se rende compte très bien de cette maladie révélée insidieusement à travers ses symptômes..

Stéphane Duroy sait atteindre en lui le point de surgissement des images pour les cueillir comme une bruyère sauvage aux teintes sombres, lumières étales de faible intensité, crépusculaires ou lentes; et ces images ont à la fois la densité du drame, portent le cri rentré d’un combat, d’une révolte dont la clameur se perd, en retour, aux cimaises du Bal. Pureté, concentration, composition parfaite, un silence  se fait contre le silence, un murmure poignarde l’époque et, tout à fait touchant, emporte l’adhésion, sans séduction esthétisante, sans grandiloquence, sans emphase, dans une simplicité qui me semble « rédemptrice ».

A la  folie de Bacon, sa peinture d’une puissance transfigurante, à la paix pacifiante de Duroy, l’ascèse cathartique d’un théâtre de mémoire où des personnages beckettiens, jouent, pour de vrai, cette pièce cruelle d’une vie absurde et mordante, mais où s’énonce dans l’ombre de la conscience, une mesure du choc négatif et mortifère de cette naissance de l’Europe contre la mémoire de l’horreur et de l’insoutenable…tapie et toujours active (que l’on se rende compte du paysage politique des droites extrêmes partout…)  On comprend ainsi aisément que Stéphane Duroy ait eu envie de reformuler sur d’autres terres que la photographie pure ces questions, de rejouer ces forces, en les déplaçant encore et encore vers d’autre supports, sans doute pour également se dé-prendre des rais de l’ombre noire.

A suivre

L’équipe

Stéphane Duroy a exposé à la Filature de Mulhouse ses séries L’Europe du silence en 2000 et Unknown en 2005 ; en 2002, a présenté à la Maison Européenne de la Photographie l’exposition Collapse, a publié L’Europe du silence, 2000 (Filigranes Editions), Unknown, 2007 (Filigranes Editions), 1297, 2009 (Filigranes Editions), Distress, 2011 (Filigranes Editions), Geisterbild, 2012 (Filigranes Editions), Guardian of Time, 2012 (Only Photography), Unknown #2, Tentative d’épuisement d’un livre, Stéphane Duroy, Éditions Filigranes, janvier 2017.

Stéphane Duroy a rejoint l’agence Vu en 1986. Il est représenté par la galerie In Camera.

Il présente Again and again au Bal à Paris jusqu’au 9 avril 2017

Stéphane Duroy expose aussi à L’ Espace photographique Leica 105-109 rue du Faubourg Saint-Honoré – 75008 Paris du 6 Janvier au 8 Avril 2017

A venir la suite sur la seconde partie de l’exposition: Unknown 1 et 2 publié dans MOWWGLI du 15 MARS 2017

 http://mowwgli.com/11187/2017/03/15/again-and-again-stephane-duroy-bal-2eme-partie/

PUBLIÉ DANS MOWWGLI DU 10 MARS 2017   http://mowwgli.com/10637/2017/03/10/again-and-again-stephane-duroy-bal/

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