SUSPENSE AU BAL… EN SUSPENS…
« Nous ne voyons pas les choses comme elles sont. Nous les voyons telles que nous sommes. » Willy Ronis
En SUSPENS” ou In Between en cours au Bal jusqu’au 13 Mai.
Au delà des interjections et des colères, se situe le champ de l’action et celui des oeuvres qui dénoncent. Le regard se concentre autour de soi dans les relations qui se tissent avec le monde, le réel, les réalités environnantes. L’artiste à travers sa production pose une question essentielle, que Voyons nous au juste du monde et de nous mêmes? Ce qui aujourd’hui semble redoubler sous la forme d’une question tout autant essentielle: mais qui ou que sommes nous en train de devenir individuellement et collectivement, historiquement? Comment l’Histoire immédiate travaille t-elle le regard et quels symptômes apparaissent aux yeux de tous, sur quelles improbables paroles les « artistes » établissent ils leurs travaux, avec quelle exigence critique se font ils les dénonciateurs de situations humainement alarmantes? Qui ou quoi est en Suspens de nos humanités, en question, concept organique autour duquel le Bal a fédéré un ensemble d’oeuvres au Noir et Rouge incendiaire, entre mort et révolte, décomposition et insurrection, suspension du regard et interjections irruptives, je ne crois pas que le cri puisse être sous-entendu, dans une continuité de faits heurtant nos sensibilités profondes? Un mouvement dialectique prend l’espace au corps par ce corpus et livre une parole sensible, glacée, transgressive, intrinsèquement liée à ces printemps des soulèvements à venir.
Un accord file sous le temps, avec l’exposition du Jeu de Paume « Surgissements », sous le commissariat de Georges Didi-Huberman, dont le propos était historique et social. ici, au Bal, En Suspens prend le parti de l’Histoire actuelle, du champ des actualités récentes et choisit de montrer un glissement progressif vers une société contrainte et discriminante, agie par la perspective de sa disparition programmée. Un retour à ce » nous les voyons tels que nous sommes » , place les oeuvres du côté du cri, de la dénonciation et de la révolte. … et de monter en quoi une stupeur générale produit un état de Suspension, dans l’espace et le temps. Mais cette suspension n’est qu’un moment du processus de conscientisation et d’atermoiement. Une stupeur en découle.
Qu’on en juge par l’effroi produit par ce que révèle Mélanie Pavy; “ Mon travail tourne autour de la question aussi ancienne que contemporaine de la fin possible de l’humanité et de comment l’exprimer au cinéma. Mon film démarre avec le projet très particulier d’Oméga, une ville entièrement japonaise construite dans le futur au sud de l’Inde, avant de s’élargir et de rendre compte de tous les fantasmes et projections qu’il suscite. Le première interprétation du projet, telle que décrite dans la presse nipponne après Fukushima, fut que cela dev(r)ait servir de refuge à l’élite japonaise après la catastrophe nucléaire au cas où celle-ci effaçait complètement le pays de la carte. » Mélanie Pavy.. et de regarder le travail des robots au coeur de la centrale, détruits seulement au bout de quelques heures par la puissance de la radio-activité, signes que la vérité pourrait dépasser la fiction. « Go get lost », documente cette situation de la possibilité que le Japon soit rayé de la carte du monde avec ses cent vingt millions d’habitants… Stupeur, suspens de la respiration, la folie meurtrière est devenue une raison politique, dont le cynisme produit ce Suspens.
Sur le plan de la surveillance des populations « Sens Place » montre dans une vidéo, le fonctionnement des systèmes de surveillance et d’identification de masse en Chine ou 176 millions de caméras ne cessent de scruter l’espace public des grandes villes et de repérer tout mouvement possiblement suspect. jamais BIG BROTHER is watching you , n’a été plus probant. Dotée de logiciels de reconnaissances faciales, les programmes peuvent identifier en temps réel toute une population, que ce soient des étudiants, des couples illégitimes, des fraudeurs, des criminels ou des manifestants, d’immenses écrans affichent au carrefour les noms des piétons qui traversent en dehors des clous…On en a froid dans le dos.
Dans cette continuité de l’efficacité programmée et réelle, non plus virtuelle, le monde comme entrepôt mécanisé, livré à l’optimisation robotique, est montré par le film de Gwenola Wagon et Stephane Degoutin,…et de regarder ces ballets de robots qui se chargent mécaniquement de tout faire, sorte de transe générale et ultra rapide, à un rythme qui parait sorti d’un film en accéléré, donnant un monde vidé de toute humanité, sous contrôle, bien au delà de ce que Chaplin dénonçait déjà dans les Temps modernes.
C’est bien là une part des questions qui s’ouvrent avec cette exposition où sont approchés nombre de situations issues de pays en pleine actualité négative, Calais, Le Japon, la Palestine, la Chine, le monde arabe, la Pologne, l’espace urbain. Tous ont pour a coeur de montrer une réalité inquiétante: en filmant simplement a l’I Phone le flux continu des ouvriers palestiniens entrant a Israel, comme le fait magnifiquement Luc Delahaye, traçant un mouvement perpétuel d’un fait social important, toujours oublié des politiques et ultra signifiant dans un rapport à une lutte des classes passées sous silence, (que serait l’économie d’Israël sans ces ouvriers palestiniens) ou d’une façon plus construite comme le fait Jacques-Henri Michot avec son abécédaire journalistique, mettant en exergue ce qu’est la langue des médias à travers ces tics de langage grossiers, un recensement des lieux communs qui ponctuent le journalisme télévisuel, comme autant de slogans affirmatifs qui finissent par construire une Novlangue réductrice, amenuisant la possibilité de penser par soi même. Cette radiographie fait sourire, mais la question sous jacente est bien la question d’une Novlangue abordée en ce moment au Jeu de paume par un autre artiste Damir ÖCTO. La simplification langagière, les néologismes, les tics de langage et la manipulation des affects réduisent le rapport critique aux événements, envahissent l’auditeur dans une relation de dépendance. Où sommes nous donc? Quels sont donc les constantes des rapports de domination et ce glissement de plus en plus perceptible devant les techniques de contrôles. Un certain journalisme de propagande, issu du pouvoir, met en suspens la possibilité de penser.
Autre expression du processus d’avilissement et de disparition de toute humanité dans une volonté répressive et politique du pouvoir français, est le traitement de la zone de Calais, faites de bidonvilles, de terrains vagues crevés, de silhouettes hésitantes et fantomatiques, de la présence des drames du « quotidien » de « ces gens là » (Brel) en fuite, au bout d’un territoire et d’une nation, d’une identité, traité comme la lie de la société mondiale à travers l’abandon et la crimanilisation. Ce sont des ombres errantes qu’Henk Wildschut montre aux prises avec cette fuite en avant, buttant devant les murs de la terreur d’état et de l’inhumanité quotidienne. Photographie assez poignante pour révéler le sentiment d’abjection et de révolte inscrit au devant de chaque image…
Propos repris par Lux Delahaye, dans une déréliction qui porte l’ombre de l’âme humaine aux confins de la désespérance. Est montré ici le suspens d’hommes relégués hors de l’histoire, dans une survie inhumaine, où un déni d’humanité prend le relais de l’errance misérable.
A voir le travail de Sébastien Stumpf, issu du happening ou de la performance – il se filme allongé face contre terre, contre macadam, souvent dans une flaque d’eau, immobile, comme mort, ou endormi, une dé-personnification est mise en lecture dans l’espace urbain moderne, propos sur les solitudes et l’absence. Que sont devenus ces villes, devenues dures, aux heures du vide, sans piéton, sans voiture, dans un abandon d’après la catastrophe, mettant en scène un corps objet inerte. Parfois celui ci flotte t il dans un bassin, comme dans un fait divers, un quidam, un inconnu mime sa propre disparition, l’irruption d’un corps anonyme, entre deux buildings n’est vu par personne, aucun témoin affolé ne parait dans le champ filmique. Tout à sa disparition, le corps ainsi devient une métaphore de tout un constat, face contre macadam, la peur suspend la présence de ce qui définit l’identité, on rentre sous terre.
En Suspens donne à voir ces regards qui dénoncent..
Diane Dufour écrit : ”Souvent assimilé à la paralysie ou à la sidération, le suspens force au contraire, à s’adapter constamment, sans trêve, une menace se précise, le temps paraît compté. Ce n’est pas une lutte pour s’affranchir de la temporalité mais une lutte pour s’y inscrire.” Propos à méditer quitte à transformer les repères même que le réel a inscrit historiquement et contradictoirement en nous, en tant que raison sociale partagée, au centre d’une question qui fait sens aujourd’hui, plus encore qu’hier, l’abandon et l’aporie du langage critique, de la raison dialectique, de l’individuation dans son processus libérateur. Ainsi naissent à nouveau ces inscriptions au creux des malaises par les formes artistiquement élaborées et communicantes, ces constats de l’aberration.
Diane Dufour écrit: ”Insaisissable, protéiforme, le suspens est aussi ce contre quoi l’image vient buter. Comment en exprimer la matière, la réalité ? Comment représenter l’homme en suspens qui tend à disparaître dans une prolifération et une obsolescence immédiate des images, des discours, des lois, des technologies, indifférentes à son sort ?” En suspens dit la mise en veille de cette aptitude de la vie de se reprogrammer dans une évolution. Il est question ici de régression et d’involutions. L’Idée de Liberté individuelle ne semble plus qu’être un acte en SUSPENS, tant les mécanismes de la Communication et de la Publicité, du monde des images programmées pour nos divertissements ou pour nos convictions, connaissent une expansion idéologique telle que notre situation d’ÊTRE se trouve aussi en SUSPENS…Cette époque mortifère inonde de cadavres les ondes, dans une fascination morbide. Ce qui semble également en suspens est le pouvoir de se saisir vivant dans ces temps morts, choquer par l’horreur constante, dans cette accélération de l’histoire où toute respiration, tout retour conscient en soi et pour soi semblent devoir être suspendus.
… Y a aurait il un “suspense” mot anglais et français dont le sens trouve dans cette exposition une sorte d’explication. Voyons comment l’énergie du DRAMA se construit aujourd’hui. On peut comprendre qu’une action soit suspendue ou en suspens à un point de son déroulement et qu’elle se trouve à ce point de suspension interdite parce qu’illisible, ou qu’elle simule un mouvement d’arrêt, dans un retournement d’effet, dans un collage entre l’état d’arrêt et une inertie dont la cause échappe…ce qui génère ou est généré par une angoisse…De quoi est faite l’angoisse générale, si ce n’est de ne pouvoir sortir individuellement et collectivement du cauchemar qui forme l’époque? mais n’y a t-il pas une forme de retournement, effet miroir de la perte de sens, dans ce qu’organisent les pouvoirs en place au nom de tous? Le comment pour le pourquoi devient une perspective inversée, afin de produire une SIDÉRATION et un INTERDIT. Une sorte d’ ordre objectif, émis par les pouvoirs sur le réel, parce que mise en forme à l’intérieur d’un langage clos sur lui même, que les artistes exposés ont tous ouverts, réanimés, re-situés dans le contexte d’une prise de conscience et de dénonciations, faites de leurs interjections audacieuses en montrant la « chose » telle qu’elle leur apparaissait et telle qu’elle est, telle que nous sommes, sujets et non objets…Ce mouvement donne l’essence et la réponse à la question que pose l’exposition dans son titre. Le suspens devient un suspense anglais en action , par la question de nos éventuelles disparitions, ajournées ici et retournées en manifeste.
Il faut remercier Diane Dufour d’écrire:” l’exposition tisse un large réseau de correspondances, suggérant un lieu commun du suspens. Quand prend fin le mythe d’une histoire linéaire du progrès, quand l’idée d’une communauté de destin fait défaut, le suspens se déploie à une autre échelle. Il en vient à désigner un état du monde. “ Toutes les oeuvres exposées s’assument comme une vraie réalité en faux par rapport aux virtualités parce qu’elles constatent, témoignent, mettent en évidence, construisent, font appel, loin d’être muettes, elles étourdissent par ce silence de feu, au pli des preuves rapportées du RÉEL DANS LE CRI , l’intention et l’intensité des révoltes.
Contre tout esprit obscur, contre l’affaiblissement des libertés, contre toute tentation et tentative de contrôle, contre les langages aberrants et clos, contre l’esprit d’un temps qui assassine et qui tue, blesse, déporte, dépèce ce que les libertés offrent en partage… EN Suspens signe un cri éloquent et clair. Combats. Loin de se suspendre en cours d’énonciation, en Suspens mène une danse qui brule et qui accouche, loin des dérélictions, l’esprit neuf de la forme au contact du monde. Les oeuvres se conjuguent à la formation de ces cris répétés, aux voix bien distinctes et hautes.
Alors que l’actualité est la somme des conflits de tout genre et de toute nature, économiques, politiques, idéologiques, communautaires, religieux, etc… les élites dirigeantes doivent, sous peine de nouveaux 68, contrôler les populations et leurs consciences. Nous sommes entrés dans l’ère des dictatures et des droitisation extrêmes.. Une guerre idéologique a lieu sur tous les plans, de l’information et autre communication, mais pas au Bal qui ré-actualise un lieu où les oeuvres peuvent accoucher de ces messages productifs dans l’irrespect des Maîtres avoués et invisibles de l’obscurité programmée et folle.
« Voilà l’effet des vaines pompes de ce monde; vous êtes accoutumé apparemment à des visages riants, véritables théâtre de mensonge. La vérité est austère, Monsieur. mais notre tâche ici bas n’est-elle pas austère aussi? Il faut veiller à ce que notre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse: trop de sensibilité aux vaines grâces de l’extérieur. » Le Rouge et le Noir , Stendhal.
Paru dans MOWWGLI du 26 MARS 2018: https://www.mowwgli.com/36825/2018/03/26/suspense-bal-suspens/#comments
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